Le confusionnisme ‘trotskiste’

Double pensée de la Fraction Trotskyste concernant l’impérialisme, l’Ukraine, la Chine et la multipolarité

Contrairement à de nombreuses tendances pseudo-trotskistes, les post-morénoïstes de la Fraction Trotskyste (FT) se sont développés ces dernières années, en particulier en France. L’aggravation des conflits de classe à travers l’Europe a été alimentée par les retombées économiques de la guerre en Ukraine, en particulier le boycott des exportations d’énergie russe. Cette guerre est un élément important d’un ordre multipolaire émergent, porté par la révolte de divers pays néocoloniaux et dépendants du capitalisme, et surtout de l’État ouvrier déformé chinois, contre l’“ordre international fondé sur des règles” réactionnaire dirigé par les États-Unis et leurs alliés impérialistes.

Comme nous l’avons observé sur ailleurs, la FT, tout en décrivant correctement le rôle de l’OTAN dans la provocation de la Russie à lancer son Opération militaire spéciale (SMO) en février 2022, a adopté une position neutre une fois le conflit entamé. Nous notons que différents théoriciens de la FT ont proposé diverses justifications, parfois contradictoires, pour cette position. Les auteurs du document de la conférence de la FT des 13 et 14 mai 2023 décrivent la période à venir comme :

“Une période où les tendances profondes de l’époque impérialiste à la guerre, crise et révolutions reviennent à nouveau au premier plan s’est ouverte. Sur le terrain militaire et géopolitique, ces tendances s’expriment dans la guerre en Ukraine, dans les tensions croissantes entre les Etats-Unis et la Chine, dans la tendance à la formation de blocs de puissances rivales, etc.”
revolutionpermanente.fr, 26 juin 2023

Ils décrivent la guerre entre la Russie, l’Ukraine et l’OTAN comme un événement crucial d’importance mondiale : “la guerre en Ukraine n’est pas juste une guerre de plus. Bien qu’avec des rythmes qui ne seront pas nécessairement linéaires, elle ouvre la voie à la remise en cause ouverte (y compris militaire) de l’ordre mondial actuel.” La guerre est la continuation de “La politique … de l’OTAN qui se poursuit dans la guerre en Ukraine est la politique impérialiste d’‘encerclement’ de la Russie par l’expansion de l’OTAN vers l’est…”. Le document observe avec précision : “…stratégique, la logique de l’impérialisme américain est, schématiquement, d’épuiser la Russie en utilisant les troupes ukrainiennes comme ‘chair à canon.’” Il note également : “Pour l’impérialisme américain, la poursuite de la guerre a, entre autres, l’avantage d’affaiblir la Russie, de réduire encore la dépendance de ses alliés à son égard et tout particulièrement de ‘découpler’ l’Allemagne de la Russie.” Pourtant, malgré ces observations correctes, le document de la conférence soutient la déclaration originale de la FT du 2 mars 2022 sur le conflit, “Non à la guerre ! Troupes russes hors d’Ukraine ! OTAN hors d’Europe de l’est ! A bas le réarmement impérialiste !” (Révolution Permanente). Cela nous rappelle la description que George Orwell fait du “Newspeak” dans Nineteen Eighty-Four :

“Le vocabulaire C était complémentaire des autres et consistait entièrement en termes scientifiques et techniques. Ceux-ci ressemblaient aux termes scientifiques utilisés aujourd’hui et étaient construits à partir des mêmes racines, mais le soin habituel était pris pour les définir de manière rigide et les dépouiller des significations indésirables.”

FT sur les origines de la guerre en Ukraine

Le 23 février 2022, la veille du jour où les troupes russes ont franchi la frontière ukrainienne, Claudia Cinatti, de la FT, a esquissé avec précision le contexte du déclenchement des hostilités :

“Les racines du conflit entre la Russie, l’Ukraine et l’OTAN remontent à la fin de la guerre froide, avec le triomphe des États-Unis, la dissolution de l’Union soviétique et la restauration du capitalisme. Après avoir régressé à des niveaux historiques pendant la période de Boris Eltsine, sous le régime bonapartiste de Poutine, la Russie est redevenue une puissance qui a hérité de l’arsenal nucléaire de l’ancienne URSS, bien qu’elle n’ait pas le statut de l’ancienne Union soviétique et qu’elle soit basée sur une économie rentière dépendante du pétrole. Cela lui confère une projection géopolitique qui dépasse largement ses bases matérielles et nourrit les ambitions de Poutine d’influencer la scène internationale dans l’intérêt du capitalisme russe.

“En plus de promouvoir des gouvernements pro-occidentaux dans le voisinage de la Russie, les États-Unis ont poursuivi l’expansion vers l’est de l’OTAN, qui a progressivement intégré les pays qui faisaient partie de la sphère d’influence de l’Union soviétique. L’Alliance atlantique, qui devait défendre l’Europe capitaliste contre une éventuelle attaque de l’Union soviétique sous la direction des États-Unis, a doublé le nombre de ses membres après l’effondrement de l’URSS et s’est étendue jusqu’aux frontières de la Russie. La logique qui guide cette action expansive des États-Unis est l’objectif stratégique de promouvoir une politique de semi-colonisation de la Russie.”
leftvoice.org , 23 février 2022 (accentuation ajoutée–Traduction TB)

Le triomphe de la contre-révolution capitaliste en Union soviétique en 1991, sous la direction de Boris Eltsine, a entraîné une baisse sans précédent du niveau de vie de la classe ouvrière. Le successeur d’Eltsine, Vladimir Poutine, en réaffirmant le contrôle de l’État sur les ressources naturelles de la Russie – en particulier dans le secteur du pétrole et du gaz – a réduit la fuite de valeur vers les entreprises occidentales. Cette évolution était impopulaire dans les citadelles de l’impérialisme, où l’Ukraine était considérée comme un levier potentiel pour affaiblir la Russie et, à terme, la réduire à un statut semi-colonial. En 2023, un an après l’“Opération militaire spéciale” de Poutine en Ukraine, Sou Mi, écrivant dans le journal Américain de la FT, a souligné comment les impérialistes avaient empiété sur la Russie :[1]

“Au cours des dernières décennies, l’un des objectifs stratégiques des États-Unis et de l’OTAN a été d’encercler et de contenir la Russie. Ils y sont parvenus de deux manières : premièrement, en élargissant les territoires de l’OTAN par l’incorporation d’anciens États du bloc de l’Est, et deuxièmement, en interférant et en détournant les révoltes démocratiques exprimées par les ‘révolutions de couleur,’ en utilisant l’élan contre les régimes autoritaires pour étendre l’influence des États-Unis. En ce qui concerne ce dernier point en particulier, la stratégie visant à contenir la Russie en installant des régimes par procuration sous l’influence de l’impérialisme occidental a été la politique des États-Unis et de l’OTAN en Ukraine de 2004 à 2014 et jusqu’à aujourd’hui.”
leftvoice.org , 27 février 2023 (Traduction TB)

La position majoritaire au sein de la FT est apparemment que la Russie n’est pas un pays impérialiste au sens marxiste du terme. Esteban Mercatante, figure de proue du parti argentin de la FT, le Partido de los Trabajadores Socialistas (PTS), décrit la Russie comme l’un des pays les plus impérialistes au monde :

“Appartient à un groupe de formations sociales intermédiaires pour lesquelles nous avons proposé la catégorie de dépendance atténuée ou à caractéristiques atténuées. Par cette catégorie, nous entendons les formations sociales qui, sans perdre leur statut subalterne, présentent une plus grande capacité— toujours relative et par rapport aux pays dépendants—à orienter les politiques publiques vers la défense des intérêts de secteurs de la classe capitaliste:interne nationale et à les faire valoir au-delà de leurs frontières, généralement dans les limites de leur périphérie immédiate.”
klassegegenklasse.org , 23 septembre 2022 (Traduction BT ; l’article original est paru en espagnol sur izquierdadiario.com le 18 septembre 2022)

Mercatante observe qu’après la restauration du capitalisme en Russie, l’écart de productivité du travail avec les États-Unis s’est creusé :

“Dans ses dernières années, l’Union soviétique avait une productivité du travail équivalente à 60% de celle de l’ensemble de l’économie américaine. Au milieu de l’effondrement économique des années 1990, cet indicateur est tombé à un tiers de la valeur de l’économie américaine. Bien que la productivité ait ensuite augmenté avec la reprise économique, elle reste à 45 pour cent de la productivité américaine par employé…. Il ne fait aucun doute que l’écart avec l’impérialisme américain est encore plus grand qu’il y a 30 ans et, pour couronner le tout, il se produit avec une économie beaucoup moins diversifiée et complexe, l’infrastructure industrielle s’étant considérablement rétrécie depuis la Restauration.”
—Ibid.

Il note également qu’en dépit des revenus tirés de son portefeuille croissant d’investissements directs étrangers (IDE), la Russie “est loin d’être… un pays impérialiste” :

“Dans le cas de la Russie, l’expansion de ses entreprises à l’étranger s’est accompagnée d’une augmentation à peu près équivalente des flux d’IDE entrants dans le pays, de sorte que la position nette n’a que peu changé. Pour 3 USD d‘IDE sortant de Russie en 2021, 4 USD d‘IDE entrant en Russie ont été enregistrés. Cet écart négatif a pour conséquence que, si nous supposons des rendements égaux pour les deux flux d‘IDE—une hypothèse irréaliste, mais qui sert à simplifier—les rendements que l‘économie russe génère à l‘étranger ne représentent que 75 pour cent des rendements que les capitaux étrangers obtiennent en Russie. Cette position signifie que si la Russie est beaucoup moins exposée que la moyenne des pays dépendants, elle est loin d’être celle d’un pays impérialiste ou même de la ‘périphérie prospère.’”
—Ibid.

Comme nous l’avons évoqué précédemment sur la Russie présente un déficit de valeur dans ses relations internationales, ce qui signifie qu’elle n’est pas une puissance impérialiste au sens marxiste du terme. Mercatante, reconnaissant cela, caractérise son intervention militaire en Ukraine comme étant essentiellement défensive :

“L’invasion de l’Ukraine est un acte d’agression par lequel la Russie tente d’annexer au moins une partie du territoire sud-est de l’Ukraine. Mais même si cette occupation s’inscrit dans la volonté de l’Etat russe de retrouver la grandeur territoriale de l’empire tsariste ou de l’Union soviétique, elle s’inscrit dans une démarche de riposte plus défensive de la part de la Russie de Poutine, malgré tous les discours grandiloquents sur la nécessité de retrouver son glorieux passé impérial.”
—Ibid.

Dans sa première déclaration officielle sur le conflit, la Fraction Trotskyste a reconnu que l’objectif stratégique des impérialistes est de réduire la Russie à une semi-colonie occidentale :

“Les nations impérialistes ne sont aucunement intéressées par ‘l’indépendance et la démocratie’ en Ukraine, à la différence de ce qu’elles prétendent avec cynisme. Même sans s’engager, pour l’instant, dans une confrontation militaire directe avec les forces russes, elles utilisent l’occupation actuelle comme un prétexte à leur propre réarmement militaire.”
revolutionpermanente.fr, 2 Mars 2022

Alors que le premier mois de guerre touche à sa fin, Juan Chingo, Philippe Alcoy et Pierre Reip de la section française de la FT, Révolution Permanente (RP), résument avec justesse la portée limitée de l’“Opération militaire spéciale” de Poutine :

“L’armée russe a envahi militairement l’Ukraine mais dans le cadre d’une opération de police, cherchant à arracher rapidement des concessions à l’Ukraine pour s’éviter une occupation coûteuse. Si la Russie n’atteint pas ses objectifs dans les prochains jours, l’invasion demandera toujours plus de forces et pourrait mener à une véritable impasse, autant qu’à une escalade toujours plus meurtrière pour les populations ukrainiennes.”
revolutionpermanente.fr, 19 Mars 2022

Pourtant, tout en reconnaissant le caractère essentiellement défensif de l’intervention russe, la FT a refusé de prendre parti et de prôner une victoire militaire russe sur l’OTAN et son mandataire ukrainien, une contradiction que nous avons qualifiée de “lâcheté politique” face au barrage incessant de la propagande impérialiste. Dans une apparente tentative de résoudre cette quadrature du cercle, les théoriciens de la FT ont tenu un double discours confusionniste sur la Russie en tant que “sorte d’impérialiste,” y compris ce qui suit de Matías Maiello de la section argentine de la FT, le PTS :

“La Russie, par contre, avec toutes les contradictions soulevées par la restauration dans ce pays, y compris le projet inachevé de le semi-coloniser, est aujourd’hui un pays capitaliste qui, bien qu’il ne soit pas impérialiste au sens précis du terme (dans la mesure où il n’a pas de projection internationale significative de ses monopoles et de l’exportation de capitaux, il exporte essentiellement du gaz, du pétrole et des matières premières) agit comme une sorte d’’impérialisme militaire’ dans sa zone d’influence.”
revolutionpermanente.fr, 6 mars 2022

Le terme “impérialisme militaire” est probablement destiné à suggérer un parallèle avec le rôle de la Russie tsariste pendant la Première Guerre mondiale. Or, il n’y a pas de parallèle : Lénine a affirmé que la “dépendance honteuse” de la Russie à l’égard du capital financier britannique et français en avait fait un partenaire de second rang dans la première guerre mondiale inter-impérialiste, alors que “L’alliance avec les révolutionnaires des pays avancés et avec tous les peuples opprimés contre les impérialistes de tout poil, telle est la politique extérieure du prolétariat.” La Russie d’aujourd’hui ne peut être décrite comme le “maillon faible” d’une quelconque chaîne impérialiste, car toutes les puissances impérialistes actuelles s’opposent à elle. Maiello, qui en est manifestement conscient, cherche à distraire ses lecteurs en soulignant le rôle de Poutine dans le soutien à des régimes bonapartistes alliés et dans l’écrasement des aspirations nationales des Tchétchènes :

“La réalité est que Poutine est à la tête d’un régime bonapartiste qui, reprenant la tradition d’oppression nationale du tsarisme russe, est récemment intervenu en Biélorussie et au Kazakhstan pour soutenir des gouvernements réactionnaires contestés par des mobilisations populaires, a écrasé militairement le peuple tchétchène et est intervenu pour soutenir des régimes comme celui d’Al Assad en Syrie.”
—Ibid., 6 mars 2022

Maiello rejette l’idée que “L’invasion de l’Ukraine apparaît alors comme une mesure nécessaire de ‘défense nationale’ contre l’OTAN,” et assimile le soutien militaire à l’“Opération militaire spéciale” du Kremlin à une approbation politique du régime bonapartiste de Poutine. Dans un texte complémentaire ( revolutionpermanente.fr, 20 mars 2022), il corrige implicitement cet amalgame en rappelant que lors des invasions de l’Irak par les Etats-Unis en 1991 et 2002 et de la conquête de l’Afghanistan par l’OTAN en 2001, le PTS avait pris la position de “Il en découle un positionnement dans le camp militaire des peuples afghan et irakien, tout en refusant tout soutien politique à leurs gouvernements réactionnaires.” [2]

Si l’écrasante majorité de la gauche occidentale et latino-américaine s’est opposée aux attaques de l’OTAN et des États-Unis contre l’Afghanistan et l’Irak, elle a eu tendance à minimiser l’encerclement agressif de la Russie par l’OTAN et s’est opposée à l’éventuelle réponse défensive du Kremlin. Dans chaque cas, la position de la FT correspondait au consensus du milieu de la gauche radicale-libérale. Maiello cherche à expliquer la neutralité de la FT en avançant que si la Russie “bien qu’elle ne soit pas un pays impérialiste au sens précis du terme“, sa capacité militaire la qualifie de “une sorte d’ ‘impérialisme ….’” Il propose ensuite une “sorte d’explication” marxiste :

“D’une part, il y a l’invasion réactionnaire de Poutine, la Russie agissant comme une sorte d’‘impérialisme militaire’ (bien qu’elle ne soit pas un pays impérialiste au sens précis du terme : elle n’a pas de projection internationale significative de ses monopoles et de ses exportations de capitaux ; elle exporte essentiellement du gaz, du pétrole et des matières premières ; etc.) D’autre part, une nation semi-coloniale comme l’Ukraine, sur laquelle les principales puissances impérialistes de l’Occident s’appuient contre la Russie. Mais il ne s’agit pas non plus d’une guerre inter-impérialiste ouverte comme ce fut le cas pour la Pologne sous Lénine.”
Ibid.

L’affirmation contradictoire de Maiello selon laquelle “Il ne s’agit pas d’une guerre où tout l’impérialisme est d’un côté,” mais que le conflit n’est pas non plus “une guerre inter-impérialiste ouverte”, est manifestement destinée à rationaliser la neutralité de la FT dans une lutte entre les principales puissances impérialistes du monde et un pays qui se défend contre sa propre “semi-colonisation.”

En réponse à un article de rédigé par Rob Lyons de Socialist Action et Scott Cooper (un collaborateur fréquent de la FT), Jimena Vergara et James Dennis Hoff, membres éminents de la section américaine de la FT, ont affirmé que le SMO de Poutine n’avait pas un caractère fondamentalement défensif :

“L’invasion de la Russie en 2022 n’était pas seulement une réponse à l’expansion de l’OTAN, mais une escalade de sa propre politique à l’égard de l’Ukraine – une politique destinée à maintenir le pays, en particulier les régions industrielles de l’Est, comme une semi-colonie sous le contrôle et l’influence de la Russie.”
leftvoice.org , 16 mars 2023 (Traduction TB)

L’OMS du Kremlin était un mouvement militaire défensif destiné à promouvoir l’objectif stratégique de résistance à la “semi-colonisation de la Russie” en faisant échouer la tentative de Washington d’incorporer l’Ukraine dans l’OTAN, comme l’a précisé une déclaration du 29 janvier 2022 signée par toutes les sections internationales de la FT deux mois plus tôt :

“A en croire les États-Unis et les puissances occidentales, Poutine serait en train de préparer une invasion de l’Ukraine. Mais le président russe rejette l’idée selon laquelle son objectif serait d’occuper son voisin ukrainien. Son but consiste en réalité davantage à orchestrer une démonstration de force en vue de pouvoir mieux négocier avec l’administration Biden une série de mesures considérées comme des ‘lignes rouges’ par Moscou : le fait que l’Ukraine maintienne sa neutralité, que l’OTAN arrête son expansion en direction des frontières russes et que l’organisation retire ses missiles et ses armes tactiques installés dans les pays de l’ex-espace soviétique.”
revolutionpermanente.fr

L’affirmation de Vergara et Hoff selon laquelle l’intervention de Poutine visait en partie à conserver “les régions industrielles de l’Est, comme une semi-colonie sous le contrôle et l’influence de la Russie” est entièrement erronée. La guerre lancée contre la population ethniquement russe du Donbass en 2014 par le régime fasciste de Kiev, installé avec un soutien impérialiste massif après le coup d’État de Maïdan la même année, a contraint le Kremlin à offrir son aide à ses compatriotes. Mais il n’y a tout simplement aucune base pour affirmer que la Russie a cherché à exploiter économiquement la région industrialisée de l’est de l’Ukraine. Une étude réalisée en 2014 par le Brookings Institute indique que la plupart des entreprises de cette région n’ont pu poursuivre leurs activités que grâce aux subventions russes :

“Le simple fait est que la Russie soutient aujourd’hui l’économie ukrainienne à hauteur d’au moins 5 milliards de dollars, voire 10 milliards de dollars, chaque année. Lorsque nous parlons de subventions, nous pensons généralement à la capacité de la Russie à offrir à l’Ukraine un gaz bon marché, ce qu’elle fait lorsqu’elle le souhaite. Mais la Russie soutient l’Ukraine de bien d’autres manières, mais elles sont cachées. Le principal soutien prend la forme de commandes russes aux entreprises ukrainiennes de l’industrie lourde. Cette partie de l’industrie ukrainienne dépend presque entièrement de la demande russe. Ils ne pourraient vendre à personne d’autre. Les provinces méridionales et orientales de l’Ukraine sont dominées par des entreprises dinosaures de l’ère soviétique, semblables à celles de la Russie. Elles ont toutes été construites à l’époque soviétique dans le cadre d’une économie unique et intégrée, riche en énergie. Elles n’ont pu être maintenues que grâce aux rentes du pétrole et du gaz soviétiques (en grande majorité russes). Les subventions russes ont continué à maintenir la structure dans l’ère post-soviétique. La plupart de ces subventions étant informelles, elles n’apparaissent pas dans les statistiques officielles. (En fait, même Poutine n’en parle pas, alors qu’il pourrait avoir intérêt à le faire, car reconnaître l’existence de subventions russes cachées à des entreprises ukrainiennes qui détruisent la valeur exposerait le fait que la même chose se passe, à une échelle bien plus grande, avec leurs homologues russes. Elles non plus ne produisent pas de valeur réelle.”
—”Ukraine : Un prix que ni la Russie ni l’Occident ne peuvent se permettre de gagner ,” brookings.edu

Les explications confuses de la FT sur les motivations de la Russie pour intervenir contre le mandataire de l’OTAN à Kiev étaient clairement une rationalisation “marxiste” pour suivre le sentiment populaire pro-ukrainien fabriqué par la propagande impérialiste dans les premiers jours de l’OMS. L’appétit de la Revolutionäre Internationalistische Organisation (RIO), la section allemande de la FT, pour surfer sur la vague massive de manifestations “anti-guerre” pro-Kiev est évident dans ses reportages de l’époque :

“Des dizaines de milliers de personnes ont à nouveau manifesté contre la guerre en Ukraine, de l’Alexanderplatz à la Grosse Stern. Selon les organisateurs, 125.000 personnes étaient dans la rue dans toute l‘Allemagne, 60.000 à Berlin, à l’appel des syndicats, des églises et de dizaines d’ONG. Alors que le rejet de l‘invasion russe en Ukraine était universel, il y a malheureusement eu à nouveau – comme lors de la grande manifestation d‘il y a deux semaines avec 500.000 personnes – de nombreuses voix en faveur de sanctions et en partie aussi de livraisons d’armes à l‘Ukraine, aussi bien sur la scène que chez de nombreux manifestants.”
klassegegenklasse.org, 11 March 2022 (Traduction TB)

“Malheureusement,” la plupart des participants à ces manifestations encourageaient le mandataire ukrainien de l’OTAN. Philippe Alcoy, de la section française de la FT, RP, a rapporté que “Les symboles banderistes comme le drapeau rouge et noir, que l’on peut percevoir même dans les manifestations à Paris, sont devenus de ‘simples’ symboles nationaux.” La présence de l’extrême droite et le caractère ouvertement pro-impérialiste des manifestations ne découragent pas la FT. Maiello a affirmé, sans aucune preuve, qu’“une lutte acharnée s’engage contre l’instrumentalisation du mouvement par le militarisme impérialiste,” tout en reconnaissant que la promotion réussie du défencisme ukrainien, popularisé par ces manifestations, a fourni une couverture au programme agressif de réarmement du chancelier allemand Olaf Scholz :

“En Allemagne, le dimanche 27 février, des centaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues de Berlin pour protester contre la guerre en Ukraine. À plus petite échelle, des manifestations ont eu lieu dans d’autres villes européennes manifestations dans d’autres villes européennes…. Mais dans les mouvements contre la guerre qui commencent à émerger, une lutte acharnée s’engage contre l’instrumentalisation du mouvement par le militarisme impérialiste. En effet, le jour même de la mobilisation de Berlin le chancelier Olaf Scholz annonçait le réarmement de l’impérialisme allemand. Dans les pays européens en particulier, où les mobilisations contre la guerre se multiplient, les médias et l’establishment politique exercent une pression énorme sur tous ceux qui osent dénoncer l’OTAN – ce qui signifie être attaqué, presque automatiquement, comme un partisan de Poutine, pour ne pas dire plus.”
leftvoice.org, 10 mars 2022 (Traduction TB)

Ces manifestations étaient destinées à mobiliser l’opinion publique en faveur de l’effort de guerre ukrainien. La reconnaissance par la FT que le conflit résultait de la stratégie impérialiste d’encerclement de la Russie comme étape vers sa subordination en tant que vassal semi-colonial, d’une part, s’opposait à son appétit de participer aux mobilisations populaires pro-ukrainiennes, d’autre part. Nathaniel Flakin, figure de proue des sections allemande et américaine de la FT, reconnaît que “l’armée ukrainienne se bat pour l’impérialisme” et observe à juste titre que “L’impérialisme, tel qu’il est compris par les marxistes, ne se limite pas aux manœuvres militaires. L’impérialisme américain contrôle l’Ukraine par des moyens politiques et financiers.” Flakin est suffisamment intelligent pour savoir que les principaux oligarques russes ne sont pas des impérialistes “au sens marxiste du terme,” c’est-à-dire des capitalistes financiers, comme le reconnaissent également Matías Maiello et Esteban Mercatante. Pourtant, la position de double défaitisme de la FT ne serait conforme aux enseignements de Lénine et Trotsky que si les deux parties étaient soit des pays capitalistes impérialistes, soit des pays capitalistes dépendants. Dans un conflit entre un mandataire impérialiste et un pays non impérialiste (que les impérialistes cherchent à maintenir ou à transformer en semi-colonie), les marxistes ont un camp. Flakin, cependant, affiche son “indépendance” par rapport à la position de Trotsky en louant la position de la FT comme étant “indépendante” de “l’OTAN et de l’impérialisme russe” :

“Les socialistes doivent lutter pour une position indépendante. Cela s’applique également à l’Ukraine, où les socialistes doivent se battre pour que la classe ouvrière devienne un facteur politique indépendant, dans la perspective de libérer le pays de l’OTAN et de l’impérialisme russe. C’est la seule façon de mettre un terme aux guerres réactionnaires.”
leftvoice.org , 1 juillet 2023 (Traduction TB)

L’équation erronée entre les États-Unis/l’OTAN et la Russie, avec sa conclusion dualiste et défaitiste, est partagée par divers révisionnistes, y compris le Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO) et le Parti Socialiste Ouvrier Britannique, si ce n’est par Maiello et d’autres éléments plus sérieux de la FT. Il semble que la FT ne fonctionne pas sur une base démocratique-centriste et, au moins sur cette question cruciale, est prête à publier des positions contradictoires.

Incohérence de la FT sur l’autodétermination nationale de l’Ukraine

Comme Maeillo l’a reconnu peu après l’intervention russe, le coup d’État de Maïdan en 2014, financé par l’impérialisme américain, a débouché sur une offensive meurtrière contre la minorité russophone de l’est de l’Ukraine :

“La vérité est que depuis la prétendue ‘Révolution orange’ [2004] (couleurs du parti pro-occidental Notre Ukraine), et plus encore depuis la révolte de la place Maïdan qui a éclaté fin 2013 et son développement ultérieur avec la répression brutale du gouvernement (pro-russe) Ianoukovitch et la prise de contrôle du mouvement d’opposition par les forces réactionnaires (et d’extrême droite) pro-occidentales, la fracture de la société ukrainienne se consolide.”
revolutionpermanente.fr, 6 mars 2022

Entre 2014 et 2022, quelque 14 000 personnes, pour la plupart des russophones, ont été tuées lorsque Kiev a tenté de reprendre le contrôle de Donetsk et de Louhansk. Une importante publication américaine de gauche a expliqué comment Petro Porochenko, qui a remporté les élections présidentielles ukrainiennes de novembre 2014, entendait faire face à la résistance dans les territoires rebelles de l’Est :

“Si Porochenko et ses partisans au sein de l’administration Obama et du Congrès américain pensent qu’un blocus économique, le déploiement par Kiev de tireurs d’élite, le bombardement des civils du Donbas et la proposition d’envoyer des armes américaines pour faciliter le bombardement sont la recette pour gagner les “cœurs et les esprits” de l’Ukraine orientale, ils ne pourraient pas se tromper davantage.

“Pourtant, et c’est révélateur, c’est la stratégie que Porochenko lui-même a exposée en novembre dernier dans un discours où il déclarait : ‘Nos enfants iront dans les écoles et les jardins d’enfants, les leurs resteront terrés dans les sous-sols. Parce qu’ils ne sont pas en mesure de faire quoi que ce soit. C’est exactement comme cela que nous gagnerons cette guerre.’”
thenation.com , 6 avril 2015

Volodymyr Zelenskyy, le successeur de Porochenko, a été élu en 2019 sur la promesse de mettre fin à la guerre dans le Donbass. Mais ses plans ont brusquement changé après qu’il se soit rendu à Zolote, une ville de la ligne de front, pour plaider en faveur d’une fin négociée des combats, et s’est vu dire sans ménagement de quitter, comme l’a rapporté le Kyiv Post. La soumission du président au bataillon fasciste Azov a illustré de manière frappante la domination de l’extrême droite. Philippe Alcoy, de la FT, a observé :

“Évidemment les dirigeants impérialistes en Occident sont bien conscients de l’activité politique et militaire des organisations d’extrême-droite en Ukraine. Ils choisissent cependant de ne pas exprimer leurs inquiétudes en public car cela pourrait alimenter le discours de Poutine, mais aussi parce que pour le moment l’action de l’extrême-droite favorise leurs intérêts.”
revolutionpermanente.fr, 7 mars 2022

L’échec des accords dits de Minsk, qui étaient censés fournir un statut autonome au Donbass, a conduit à l’incursion de la Russie en 2022. La chancelière allemande Angela Merkel, le premier ministre français François Hollande, (les deux puissances européennes qui ont parrainé l’accord de 2015) et le président ukrainien de l’époque, Petro Porochenko, ont tous admis par la suite que les négociations n’étaient qu’un leurre destiné à gagner du temps pour mieux armer l’Ukraine en vue d’un éventuel conflit avec la Russie.

L’article de Claudia Cinatti de février 2022 affirmait de manière crédible que “ces accords étaient plus favorables à la Russie parce qu’ils prévoyaient l’autonomie de Donetsk et de Lougansk.” Cette affirmation a donné le ton aux articles ultérieurs de la FT qui ont penché en faveur du mandataire ukrainien de l’OTAN. Dans une polémique contre le Parti communiste allemand (DKP), Marius Rabe, de la FT, a reconnu au passage l’oppression des russophones dans le Donbass avant de nier que Moscou puisse “en quelque sorte” protéger les victimes de l’assaut meurtrier de Kiev:

“Le DKP et le SDAJ soulignent que le gouvernement ukrainien mène depuis huit ans déjà, avec l’aide de milices fascistes, une guerre contre les ‘républiques populaires’ soutenues par la Russie dans le Donbass. Il est vrai que le gouvernement Zelensky opprime les minorités russes. Cependant, il est tout à fait erroné de conclure que la Fédération de Russie pourrait être en quelque sorte un garant ou une puissance protectrice des minorités nationales. Tous les socialistes devraient défendre le droit des peuples à l’autodétermination, ce qui signifie qu’aucun peuple ne peut être contraint de vivre dans un État contre sa volonté, c’est-à-dire le droit à la sécession. Le droit des peuples à l’autodétermination implique qu’avec une occupation russe en Crimée et dans les ‘républiques populaires’, aucune décision libre et aucune coexistence pacifique des peuples n’est possible. L’invasion actuelle—une guerre fratricide réactionnaire—prouve de manière impressionnante que le gouvernement russe rend impossible la paix entre les peuples.”
klassegegenklasse.org , 26 mars 2022 (Traduction TB)

Si les travailleurs du Donbass avaient suivi le conseil de la FT et donné la priorité à la fin de “l’occupation russe,” ils auraient ouvert la porte à leur propre massacre par des nationalistes ukrainiens enragés. Les notions d’“autodétermination” du camarade Rabe n’incluent pas la grande majorité de la population de Crimée et du Donbass, qui a clairement choisi Moscou plutôt que Kiev. L’intervention russe dans le Donbass a mis fin à la répression meurtrière infligée par l’armée ukrainienne soutenue par l’OTAN et les fascistes—l’affirmation de Rabe selon laquelle elle a rendu impossible la “paix des peuples [dans ce qui était auparavant l’Ukraine orientale]” est un pur non-sens. En fait, la principale chose que l’intervention de Moscou dans le Donbass a rendue “impossible” est la poursuite du massacre des russophones.

Quelques semaines plus tôt, deux camarades du PTS, Josefina L. Martínez et Diego Lotito, ont publié un article qui, ignorant allègrement les souhaits de l’écrasante majorité de la population du Donbass, proposait de manière vide une “politique indépendante” pour “chasser les troupes russes” :

“Aujourd’hui plus que jamais, nous pouvons affirmer qu’une sortie progressive de ce long conflit et une véritable autodétermination nationale de l’Ukraine ne pourront être obtenues que si la classe ouvrière et le peuple, tant dans la région occidentale que dans la zone du Donbass, se dotent d’une politique indépendante. L’OTAN, l’impérialisme américain et européen, auxquels se subordonne le gouvernement de droite de Zelenski, ne sont pas les alliés de la classe ouvrière et du peuple ukrainiens, ils sont leurs ennemis. Le nationalisme réactionnaire de Poutine et de l’oligarchie capitaliste russe, qui prétend vouloir ‘dénazifier’ l’Ukraine en l’envahissant avec des chars blindés, ne représente pas non plus une issue progressiste.

“Pour chasser les troupes russes d’Ukraine et trouver une issue progressiste à ce conflit, la résistance ukrainienne doit se doter d’une politique indépendante de l’OTAN et du gouvernement Zelenski, en misant sur l’auto-organisation ouvrière et populaire.”
laizquierdadiario.com , 1er mars 2022 (Traduction TB)

La reconnaissance formelle du statut de mandataire impérialiste du gouvernement Zelenskyy est contrebalancée par l’approbation de l’objectif militaire de l’OTAN, à savoir “chasser les troupes russes d’Ukraine.” Philippe Alcoy était au moins prêt à reconnaître le danger posé par le rôle de “l’extrême droite” ukrainienne dans le conflit :

“D’autre part, la politique des gouvernements de Kiev et des oligarques ukrainiens favorisent un nationalisme anti-russe violent.
“Ainsi, l’un des dangers à venir pour les travailleurs et les masses c’est que la guerre—au vu de sa configuration actuelle et des forces en présence—pourrait favoriser le développement et le renforcement des courants d’extrême-droite notamment ceux collaborant étroitement avec les forces de sécurité ukrainiennes, pourraient en sortir renforcés. Bénéficiant, sans aucun doute de ‘l’assistance militaire’ délivrée par l’OTAN mais aussi, indirectement, du soutien politique que le gouvernement de Kiev reçoit des puissances impérialistes, il se pourrait que ces corps militaires dirigés par l’extrême-droite, du fait de leur rôle déterminant dans la défense de l’Ukraine, voient leur prestige augmenté, avec un impact dans les pays occidentaux.”
revolutionpermanente.fr, 7 mars 2022

Stefan Schneider, Celine Blume et Simon Zinnstein de RIO ont clairement expliqué la tentative de la FT de présenter l’axe du conflit comme une lutte pour l’autodétermination de l’Ukraine contre l’OTAN et le Kremlin :

“Une Ukraine libre et indépendante n’est possible ni par la soumission à l’OTAN ni par la soumission à la Russie. Avec toutes les armes qui circulent, seule l’unité des travailleurs et travailleuses d’Ukraine, divisés par les oligarchies des deux côtés du fossé, peut repousser l’invasion de Poutine. Elle ne peut pas remplacer une chaîne par une autre et rester prisonnière du pendule (entre la Russie et l’OTAN) qui a façonné la politique du pays au cours des dernières décennies. La seule perspective pour une Ukraine véritablement libre et indépendante est la construction d’une Ukraine socialiste des travailleurs.”
klassegegenklasse.org , 28 mars 2022 (Traduction TB)

L’expansion de l’OTAN en Ukraine avait pour but d’enfermer la Russie, comme l’a observé le groupe de réflexion américain Stratfor en 2013, alors que les manifestations de Maïdan prenaient de l’ampleur :

“Pour la Russie, l’avenir de l’Ukraine est étroitement lié à son propre avenir. L’Ukraine est le territoire qui se trouve au cœur du noyau russe et perdre l’Ukraine de son orbite rend la Russie indéfendable.”
worldview.stratfor.com , 10 décembre 2013 (Traduction TB)

Comme nous l’avons noté en février 2022, la question centrale du conflit actuel est le droit de la Russie d’éloigner les prédateurs de l’OTAN de sa porte :

“Nous reconnaissons le droit du peuple de Crimée à rejoindre la Russie, tout comme nous avons reconnu le droit des Tchétchènes à se séparer de la Russie. Nous rejetons catégoriquement l’idée que les dirigeants de l’Ukraine ou de la Géorgie aient le droit de rejoindre l’alliance militaire impérialiste de l’OTAN qui vise la Russie. L’aile gauche de l’équipe ‘Ni Moscou ni Washington’ a tendance à vouloir éviter de prendre position sur cette question – parce que reconnaître un tel ‘droit’ signifie s’aligner sur la position du Département d’État américain. Inversement, rejeter le ‘droit’ de l’Ukraine à s’enrôler comme pion dans la lutte impérialiste pour vaincre et démembrer la Russie, c’est favoriser la victoire militaire des forces de Poutine et défier le furieux barrage de propagande impérialiste actuellement en cours.”
Bolshevik , n° 4 (Traduction TB)

Un article paru dans le Washington Post en 2023 célébrait stupidement l’échec de la manœuvre de Washington comme une “aubaine stratégique” pour l’impérialisme américain, tout en rejetant avec désinvolture l’horrible dévastation infligée à l’Ukraine :

“Pendant ce temps, pour les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN, ces 18 mois de guerre ont été une aubaine stratégique, à un coût relativement faible (sauf pour les Ukrainiens). L’antagoniste le plus téméraire de l’Occident a été ébranlé.”
washingtonpost.com, 18 juillet 2023 (Traduction TB)

Alors que la guerre s’éternisait et que la propagande impérialiste sur la “pauvre petite Ukraine” commençait à perdre de sa force, la FT a changé de tactique. Le nouveau virage, qui consiste à minimiser la question de l’”autodétermination” de l’Ukraine, a été approuvé par la 12e conférence internationale de la FT :

“Notre politique depuis le début du conflit, que nous considérons comme correcte, résumée dans la déclaration du FT, était la suivante : ‘Non à la guerre ! Les troupes russes hors d’Ukraine. L’OTAN hors de l’Europe de l’Est. Non au réarmement impérialiste. Pour l’unité internationale de la classe ouvrière. Pour une politique indépendante en Ukraine afin de faire face à l’occupation russe et à la domination impérialiste’. Ainsi, au début du conflit, nous avons souligné la pertinence de la question de l’autodétermination nationale, en mettant en même temps l’accent sur les mesures d’oppression contre la minorité russophone, parmi les facteurs à prendre en compte pour une politique indépendante dans le conflit, marqué par l’invasion russe et l’intervention par procuration des États-Unis et de l’OTAN. Toutefois, à mesure que l’intervention directe des États-Unis et de l’OTAN s’étend (et s’est déjà étendue), cet élément d’autodétermination nationale passera de plus en plus au second plan dans la détermination de notre politique, car il sera subordonné à la confrontation militaire entre puissances.”
revolutionpermanente.fr, 27 mai 2023

Cinatti et Maiello ont noté dans ce rapport que “stratégique, la logique de l’impérialisme américain est, schématiquement, d’épuiser la Russie en utilisant les troupes ukrainiennes comme ‘chair à canon.’” La FT a, dès le départ, décrit l’Ukraine comme “une nation semi-coloniale … sur laquelle les principales puissances impérialistes de l’Occident” (voir l’article de Maiello du 20 mars 2022 cité ci-dessus), ce qui contredit catégoriquement son ancienne affirmation selon laquelle la question centrale était celle de l’“autodétermination.” La tendance à éviter la cohérence politique et la volonté de défendre en même temps des positions mutuellement contradictoires sont caractéristiques des centristes, comme l’a observé Trotsky :

“Dans le domaine de la théorie, le centrisme est informe et éclectique ; il se soustrait, autant que possible, aux obligations d’ordre théorique et est enclin (en paroles) à préférer à la théorie la « pratique révolutionnaire », sans comprendre que seule la théorie marxiste est capable de donner à la pratique une direction révolutionnaire. … Dans le domaine des idées, le centrisme mène une existence parasitaire : il répète contre les marxistes révolutionnaires les vieux arguments mencheviques de Martov, Axelrod et Plékhanov, d’ordinaire sans s’en apercevoir ; d’autre part, c’est aux marxistes, c’est-à-dire avant tout aux bolcheviks-léninistes, qu’il emprunte ses principaux arguments contre la droite, en émoussant pourtant le tranchant de leur critique, en se sous trayant aux conclusions pratiques et en privant ainsi leur critique de tout objet.”
—Leon Trotsky, “Centrisme et La Quatrième Internationale,” 22 Fevrier 1934, Oeuvres Tome 3, Novembre 1933 – Avril 1934 (souligné par nous)

Nathaniel Flakin a dénoncé à juste titre la Ligue internationale des travailleurs des États-Unis (LIT—qui descend également du caméléon-révisionniste argentin Nahuel Moreno) pour avoir soutenu l’appui impérialiste au régime fantoche de l’OTAN à Kiev :

“La LIT-CI agit comme si l’opposition fondamentale à l’OTAN pouvait être combinée avec le soutien à la politique centrale de l’OTAN depuis un an-–comme s’ils pouvaient encourager l’augmentation des dépenses militaires pour l’armée ukrainienne (qui espère rejoindre l’OTAN dès que possible), tout en s’opposant d’une certaine manière à l’OTAN. Alors que nous avons toujours critiqué Bernie Sanders et d’autres ‘socialistes’ du Parti démocrate pour avoir voté en faveur des dépenses militaires américaines, un hypothétique représentant de LIT-CI au Congrès devrait voter aux côtés des démocrates et des républicains pour que des milliards supplémentaires aillent aux fabricants d’armes américains.

“Ces camarades prétendent qu’ils ne soutiennent pas le gouvernement Zelenskyy mais plutôt une mythique ‘résistance ukrainienne’ indépendante de Zelenskyy et de l’OTAN. Dans plusieurs déclarations, ils n’ont pas précisé qui pourrait constituer cette ‘résistance’. Les seules forces sur le terrain sont l’armée ukrainienne et les milices sous le contrôle strict du gouvernement – les seuls groupes qui jouissent d’une quelconque autonomie sont les nazis !”
leftvoice.org , 1 juillet 2023 (Traduction TB)

Alors que Flakin a bien sûr raison de s’opposer au soutien impérialiste au régime fasciste de Zelenskyy, le refus de la FT de prendre parti dans le conflit (c’est-à-dire de prôner la victoire militaire de la Russie sur l’OTAN et ses laquais à Kiev) montre clairement sa distance par rapport à l’héritage léniniste qu’elle revendique. Jimena Vergara et James Dennis Hoff, représentant la majorité de la FT, ont écrit :

“En remettant en cause les frontières d’après-guerre de l’OTAN, la Russie a précipité une crise militaire dont l’ampleur est encore difficile à prévoir. Plus important encore, derrière la Russie, une nouvelle puissance émergente, la Chine, qui présente de fortes caractéristiques impérialistes—comme en témoigne son influence croissante en Afrique et en Amérique latine—remet en question l’hégémonie économique et militaire des États-Unis, ce qui laisse présager une plus grande confrontation à l’avenir. Alors que la Russie voit dans la guerre et dans ses relations de plus en plus étroites avec la Chine une occasion de se réaffirmer en tant que puissance mondiale, les États-Unis et l’OTAN considèrent le conflit comme un moyen de renforcer leur position face à la Chine et d’affaiblir la Russie.”
leftvoice.org, 16 mars 2023 (Traduction TB)

L’incursion de la Russie en Ukraine n’est pas une tentative agressive pour “se réaffirmer en tant que puissance mondiale” mais plutôt, comme l’a dit le camarade Mercatante, “partie d’un cours plutôt défensif de la riposte” (traduction TB) en réponse au projet de “décolonisation” de l’impérialisme américain (c’est-à-dire le découpage de la Fédération de Russie en plusieurs entités plus petites et plus facilement exploitables). Vergara et Hoff déchargent ainsi les impérialistes des États-Unis et de l’OTAN de toute responsabilité dans ce conflit et déclarent de manière absurde qu’il s’agit d’une guerre par procuration de part et d’autre :

“Dans ce contexte, la guerre d’Ukraine n’est pas une guerre inter-impérialiste, ni une simple guerre d’agression de l’OTAN, mais une guerre par procuration entre des alliances capitalistes concurrentes, dans une période de crise économique et de décadence impérialiste.”
leftvoice.org, 16 mars 2023 (Traduction TB)

L’Ukraine est manifestement un mandataire de l’OTAN, mais à qui appartient le “mandataire” qu’est la Russie ? Tout comme l’article de Flakin de juillet 2023, la tentative de Vergara et Hoff d’assimiler la Russie au bloc impérialiste USA/OTAN répudie en fait l’analyse de l’impérialisme de Lénine, qui se concentre sur l’appropriation nette de la valeur par quelques puissances capitalistes avancées au détriment des colonies et d’autres pays moins développés :

“Parce que le monopole fournit un surprofit, c’est-à-dire un excédent de profit par rapport au profit capitaliste normal, ordinaire dans le monde entier. … L’impérialisme est le capitalisme monopoliste. Chaque cartel, trust, syndicat patronal, chaque banque géante, est un monopole. Le surprofit n’a pas disparu, il subsiste. L’exploitation par un seul pays privilégié, financièrement riche, de tous les autres pays demeure et se renforce. Une poignée de pays riches—ils ne sont que quatre en tout, si l’on veut parler de la richesse ‘moderne’, indépendante et véritablement prodigieuse : l’Angleterre, la France, les Etats-Unis et l’Allemagne—ont développé les monopoles dans d’immenses proportions, reçoivent un surprofit se chiffrant par centaines de millions sinon par milliards, ‘chevauchent sur l’échine’ de centaines et de centaines de millions d’habitants des autres pays, et luttent entre eux pour le partage d’un butin particulièrement abondant, particulièrement gras et de tout repos.

“Là est justement l’essence économique et politique de l’impérialisme…”
—V. I. Lénine, “L’impérialisme et la scission du socialisme,” octobre 1916

L’assurance de Vergara et Hoff que “notre analyse et l’analyse de la FT sont guidées par les méthodes dialectiques de Lénine et Trotsky” est un exemple de papier qui prend tout ce qui est écrit dessus. Les dirigeants de la FT confrontent leurs positions à la tradition léniniste/trotskyste qu’ils revendiquent chaque fois que cela est possible, mais ont tendance à se dérober si cela implique de prendre des positions impopulaires.

Les négociations actuelles entre Washington et Moscou au sujet de l’Ukraine ont obligé la FT à ajuster son analyse—ce qui était auparavant décrit comme une guerre par procuration de part et d’autre est maintenant dépeint comme une question de deux puissances concurrentes se partageant ses actifs miniers :

“Pendant que Trump jouait au bad cop, l’envoyé du président américain en Ukraine, le général à la retraite Keith Kellogg, faisait l’éloge de Zelensky et négociait les conditions de l’accord avec le gouvernement de Kiev. Ce soi-disant ‘accord’ ferait de l’Ukraine une colonie étasunienne, obligée de payer ses dettes pour une guerre par procuration menée par les États-Unis sous Biden (après l’invasion réactionnaire de la Russie en Ukraine) et par l’aile ‘interventionniste’ de l’establishment américain, afin d’affaiblir la Russie sans déployer de troupes sur le champ de bataille.”
revolutionpermanente.fr, 23 fevrier 2025

La tentative américaine de faire de l’Ukraine un bélier contre la Russie a échoué ; les troupes russes progressent régulièrement tandis que l’armée ukrainienne est en très mauvaise posture. La FT semble ne pas vouloir ou ne pas pouvoir admettre la réalité de la situation sur le terrain :

“Cette crise pourrait paraître bénéfique pour la Russie. Cependant, elle ouvre aussi une contradiction importante car, en l’état, l’armée russe serait obligée de poursuivre la guerre, même si potentiellement dans une position plus favorable. Or, une avancée trop importante de la Russie sur le terrain pourrait avoir pour conséquence une plus forte unité des puissances européennes dans l’effort pour soutenir l’Ukraine. Il n’est pas sûr que dans ces coordonnées l’armée russe réussisse à assener un coup suffisamment décisif à Kiev pour forcer Zelensky à la capitulation. Autrement dit, Poutine pourrait être forcé à trouver, d’une façon ou d’une autre, un accord avec l’Ukraine et les Européens dans une situation potentiellement moins favorable. Évidemment, cette perspective n’exclut pas que les États-Unis arrivent quand même à imposer un accord de spoliation à l’Ukraine : ils ne peuvent pas laisser les Européens profiter des richesses ukrainiennes.”
revolutionpermanente.fr, 1er mars 2025

Les négociations n’ont commencé que parce que la Russie est en train de gagner la guerre ; l’armée ukrainienne bat en retraite et pourrait bien s’effondrer avant la fin de l’année. Contrairement à la FT, Trump semble avoir compris que le navire ukrainien est en train de couler et qu’il n’a plus envie de payer l’orchestre pour qu’il continue à jouer.

Pommes américaines et oranges chinoises

L’affirmation de Vergara et Hoff selon laquelle l’Etat ouvrier déformé chinois a “de fortes caractéristiques imperialists” est conçue pour rationaliser le refus de défendre les acquis de la révolution sociale de 1949. La FT, qui affirme à tort que le capitalisme a été restauré en Chine, sait que Pékin, et non Moscou, est la cible privilégiée de Washington. En 2023, Sou Mi, membre de la FT aux Etats-Unis, notait :

“Comme l‘a déclaré le secrétaire d’État Anthony Blinken l’année dernière, la tâche à accomplir consiste à diriger un bloc international opposé à l’invasion russe vers une coalition plus large visant à contenir la Chine, que le régime américain considère comme une menace plus sérieuse et à plus long terme.”
leftvoice.org , 23 février 2023 (Traduction TB)

Elle poursuit :

“La guerre [en Ukraine] s’inscrit dans le cadre d’une confrontation stratégique croissante entre l’impérialisme américain et la Chine. La crise du néolibéralisme et le déclin de l’hégémonie américaine coïncident avec l’émergence de nouvelles menaces au sommet. La restauration du capitalisme en Chine a introduit une main-d’œuvre d’un milliard de personnes dans le prolétariat mondial et, pendant la période de mondialisation, le pays a été un terrain fertile pour le pillage impérialiste et a fait partie intégrante de ce cycle d’accumulation capitaliste. L’afflux de capitaux étrangers a simultanément stimulé les progrès technologiques et industriels en Chine, ce qui a permis à Pékin d’émerger en tant que concurrent stratégique des États-Unis.

“Alors que le capital américain était confronté à une lente reprise après 2008, la Chine est apparue comme une force clé, utilisant sa stabilité relative pour jouer un rôle dans la reprise de l’économie mondiale, pénétrant de nouveaux marchés, en particulier en Afrique et au Moyen-Orient, et utilisant maintenant des investissements monétaires, des partenariats géopolitiques et même de défense pour se positionner en tant que partenaire clé. En Russie, la Chine a trouvé un allié clé et, bien qu’elle se méfie des tendances plus aventureuses du régime de Poutine dans cette guerre, elle continue à faire progresser les exercices de défense ainsi que d’autres partenariats stratégiques pour construire une zone d’influence autour d’elle.”
Ibid.

Sou Mi et d’autres cadres politiquement relativement sophistiqués de la FT pourraient se demander comment les dirigeants “capitalists” de la République populaire ont réussi à passer d’un “terrain fertile pour le pillage impérialiste” à la transformation de l’“afflux de capitaux étrangers” en un stimulant pour le “progrès technologiques et industriels”. Pourquoi le Mexique, la Turquie, le Brésil et d’autres pays capitalistes dépendants n’ont-ils pas accompli des miracles similaires ? Ils ont tous fourni des “terrain fertile pour le pillage impérialiste” et accueilli un “afflux de capitaux étrangers.” La raison pour laquelle la Chine a eu un résultat différent est qu’elle a une structure sociale qualitativement différente. La Chine est un État ouvrier déformé —et non un État capitaliste ; elle est dirigée par le parti communiste stalinien qui a pris le pouvoir lors de la révolution sociale de 1949 et qui a depuis lors conservé la capacité d’utiliser les investissements étrangers conformément à ses priorités en matière de développement économique. Il n’est que partiellement intégré au marché mondial capitaliste et repose essentiellement sur des formes de propriété collectivisées. Le fait qu’il ne soit pas guidé par l’impératif de maximisation du profit explique pourquoi des centaines de millions de travailleurs ont été arrachés à la pauvreté absolue au cours des dernières décennies.

La neutralité de la FT dans le conflit ukrainien est parallèle à son troisième campisme manifeste concernant l’agression impérialiste contre la Chine :

“Le fait que l’on ne puisse pas parler de la Chine comme d’un impérialisme au sens plein du terme ne doit pas nous amener à la conclusion que tout affrontement entre la Chine et les États-Unis, ou d’autres puissances impérialistes, doive être lu dans les termes d’une agression impérialiste unilatérale contre la Chine, agression dont découlerait automatiquement un soutien à cette dernière. Comme le prolétariat et les nationalités opprimées de Chine en ont fait l’expérience, bien qu’il soit confronté à l’impérialisme, l’État dirigé par le PCC ne représente aucune alternative progressiste à la domination impérialiste des États-Unis et de leurs alliés, même si le positionnement devant chaque scénario de conflit doit être défini par les circonstances concrètes. Ce qui est clair, c’est que n’émergera de là aucune alternative ni aucun point d’appui permettant aux peuples opprimés de briser les chaînes de l’impérialisme et de l’exploitation capitaliste. Au contraire, l’ambition de Xi Jinping et de l’ensemble de la direction du PCC est d’ériger l’Etat chinois comme une autre brique dans le mur de l’oppression.”
revolutionpermanente.fr, 2 octobre 2020

Le document de la 12e Conférence internationale de la FT observe sans sourciller :

“Le choc entre l’intégration mondiale sous hégémonie américaine, actuellement en crise, et la remise en cause de cet ordre mondial par les puissances ‘révisionnistes’ marque les coordonnées politiques et leur continuation, dans la guerre en Ukraine. Le fait de remettre en question l’ordre international unipolaire se fait dans les coordonnées choisies et mises en place par les États-Unis. Dans le cas de la Russie, en termes directement militaires, dans le cas de la Chine, toujours en termes de ‘guerre’ économique, bien qu’il y ait des tensions croissantes sur le terrain militaire également.”
revolutionpermanente.fr, 27 mai 2023

Cinatti et Maiello, les auteurs du document, décrivent la Russie et la Chine comme présentant une “remise en cause de cet ordre mondial par les puissances ‘révisionnistes’”—une manière étrangement neutre de décrire une résistance réussie au pillage en masse par l’impérialisme mondial. Ils poursuivent :

“Dans le cas de la Russie, en termes directement militaires, dans le cas de la Chine, toujours en termes de ‘guerre’ économique, bien qu’il y ait des tensions croissantes sur le terrain militaire également. Alors que dans le cas de la Russie, nous avons souligné qu’elle agit comme une sorte d’impérialisme militaire, dans le cas de la Chine nous considérons qu’elle est caractérisée par des traits impérialistes. En témoignent les accords financiers et commerciaux en échange d’un accès privilégié au pillage de matières premières, l’échange de crédits contre des droits d’exploitation des ressources en Afrique et en Amérique latine, par exemple, sa vocation politique naissante consistant à chercher à peser sur les décisions internes de certains pays de la périphérie capitaliste, l’initiative des Nouvelles Routes de la Soie elle-même, parmi bien d’autres aspects.”
Ibid.

Ils qualifient de “pillage” des activités économiques courantes telles que l’investissement dans des installations en échange de l’extraction de matières premières, que n’importe quel état ouvrier pourrait entreprendre. Mais comme nous l’avons observé dans “La Chine en Afrique” :

“La vérité est que, dans l’ensemble, l’engagement chinois, en particulier celui des entreprises d’État, a favorisé le développement économique de l’Afrique. Les prêts concessionnels chinois, loin de créer les “pièges de la dette” cyniquement dénoncés par les publicistes impérialistes, ont forcé le FMI à améliorer les conditions de ses prêts afin de rester dans le jeu. La BRI de Pékin représente une tentative ambitieuse de s’assurer des ressources critiques et une influence politique/diplomatique dans le monde semi-colonial par le biais d’un mélange complexe de planification bureaucratique de l’État et de concurrence du marché. Si l’ouverture de la Chine sur le monde n’a pas changé et ne peut pas changer les contours fondamentaux de l’économie mondiale, elle a quelque peu desserré l’emprise impérialiste sur les pays du ‘Sud global.’”
—Bolchevik édition française N°2, juin 2025

Le fait que les investissements chinois soient préférés par de nombreux bénéficiaires semi-coloniaux est parfois reconnu par les médias du “monde libre” :

“Les pays en développement ont préféré les prêts de la Chine parce qu’elle a financé ce que ces pays voulaient – de grands projets d’infrastructure et d’énergie sans conditions – et non ce dont l’Occident disait qu’ils avaient besoin. Les institutions et les États occidentaux ont tendance à subordonner les prêts à l’engagement d’un pays à mener des réformes politiques controversées, telles que la déréglementation des marchés financiers et la privatisation des services publics. … L’administration Trump a critiqué les pays d’Afrique et d’Amérique latine qui reçoivent des financements pour le développement, arguant que cela se transformerait en une forme de colonialisme. Les démocrates se sont également joints au mouvement. Début septembre, plus d’une douzaine de sénateurs américains ont écrit une lettre à l’administration Trump, exhortant le président à utiliser son influence au Fonds monétaire international pour sévir contre le ‘financement prédateur des infrastructures’ de la Chine. Aussi hypocrite que cela puisse être – presque toutes les crises des marchés émergents ont été le résultat de flux financiers spéculatifs prédateurs en provenance de l’Occident – les prêts de la Chine à l’étranger pourraient être le nouveau point de discorde dans les relations entre les États-Unis et la Chine.

“Si la Chine doit être félicitée pour avoir financé des infrastructures sans imposer les conditions occidentales qui ont fait plus de mal que de bien à les prêteurs chinois doivent faire preuve de prudence.”
npr.org , 11 octobre 2018

Le document de conférence de la FT présente toute guerre sino-américaine comme motivée par la volonté de l’impérialisme américain de subordonner la Chine, tout en affirmant de manière absurde qu’une action chinoise sur Taïwan (la principale zone de rassemblement pour toute attaque américaine) “ne serait en aucun cas une mesure defensive” :

“…nous devons partir de la politique que chaque partie poursuivrait dans la guerre. Dans le cas des États-Unis, il s’agirait de la continuité de leur politique impérialiste d’intégration mondiale (mondialisation) basée sur la subordination de la Chine et de la Russie capitalistes. Plus spécifiquement, il s’agit aussi d’une tentative par les États-Unis d’empêcher la Chine de continuer à progresser en tant que puissance dont le développement remettrait en question la place de puissance hégémonique, actuellement en déclin, des États-Unis.

“Dans le cas de la Chine, il s’agit d’une continuité de la politique du PCC qui a restauré le capitalisme en Chine. Celle-ci a été menée tout au long de l’étape précédente sous les auspices du capital financier international, en particulier du capital américain. Cependant, en raison du poids spécifique que son économie était en train d’acquérir, il lui fallait – et il lui faut de plus en plus – projeter le capitalisme chinois dans des modalités impérialistes. Loin de l’idéologie qui la présente comme une puissance plus bénigne, ‘non hégémonique’, la dispute impérialiste actuelle avec le reste des puissances est le cours plus ou moins inévitable de l’émergence de la Chine capitaliste du 21ème siècle. En d’autres termes, une éventuelle invasion de Taïwan ne serait en aucun cas une mesure defensive….”
revolutionpermanente.fr, 27 mai 2023

Contre-révolution soviétique, Chine et multipolarité émergente

La confusion de la FT sur le caractère de classe et le rôle international de la Chine est peut-être exprimée le plus clairement dans son texte, référencé dans le document de conférence de Cinatti et Maiello, “At the Limits of ‘Bourgeois Restoration’” (Aux limites de la ‘restauration bourgeoise’) :

“…Les rapports capitalistes ont continué à se développer sous les nouveaux régimes, le ‘retour au passé’ n’a été qu’une illusion. Contrairement à la restauration bourbonienne donc, ‘la restauration capitaliste’ a impliqué non seulement la chute de la bureaucratie en tant que dictature ‘sur le prolétariat’ mais également la destruction des acquis qui restaient encore de la révolution dans les États ouvriers bureaucratisés (secteurs de l’économie soustraits aux lois du capital, nouvelles relations de propriété sur les moyens de production). C’est ce qu’ont montré l’évolution plus ‘ordonnée’ vers le capitalisme de la bureaucratie du PC chinois, l’application dans la plupart des cas de plans d’ajustement du FMI, le recul des droits sociaux ainsi que la régression sociale exprimée, dans le cas de l’ex-URSS, par la chute abrupte de l’espérance de vie de la population.”
revolutionpermanente.fr, 3 Novembre 2023

Cette désorientation de la Chine peut être attribuée à sa confusion concernant la chute de l’URSS. La destruction du système de propriété collectivisée en Union soviétique a brisé la caste bureaucratique—elle n’a pas conduit à sa transformation sans heurt en une nouvelle classe d’exploiteurs capitalistes, comme Mercatante l’affirme ailleurs :

“Depuis que la bureaucratie est devenue une classe capitaliste par une expropriation brutale des biens nationalisés, l’économie russe s’est contractée à un rythme accéléré. Sous le règne de Boris Eltsine, le PIB global a chuté de pas moins de 50 pour cent.”
—klassegegenklasse.org, 23. september 2022

Il est tout simplement faux de dire qu’en URSS, “la bureaucratie est devenue une classe capitaliste.” Si de nombreux cadres, techniciens, ingénieurs et universitaires ont atterri dans la nouvelle Russie capitaliste, il en a été de même pour le personnel tsariste au début de l’Union soviétique. Dans un article que nous avons publié en 2002, nous avons noté :

“La plupart des couches supérieures de la nomenklatura [soviétique], en particulier celles impliquées dans la gestion des ministères économiques centraux, les idéologues et les apparatchiks du PCUS, ont tout simplement été démis de leurs fonctions. [Michael Ellman et Vladimir Kontorovich dans leur ouvrage de 1998 intitulé The Destruction of the Soviet Economic System] rejettent catégoriquement les affirmations selon lesquelles ceux qui dirigeaient l’économie, la société et l’État en URSS ont continué à exercer le pouvoir après l’ascension d’Eltsine :

‘Nous n’avons trouvé aucune preuve à l’appui de la théorie à la mode selon laquelle le système soviétique a été renversé par le Parti et les fonctionnaires de l’État afin de transformer leur pouvoir en richesse privée. Tout comme ces fonctionnaires, qui détestaient Gorbatchev, étaient incapables d’agir collectivement pour défendre le système, ils étaient tout aussi incapables de hâter consciemment sa disparition. S’ils ont pu retomber sur leurs pieds après l’effondrement du système, c’est grâce à leur capacité de survie individuelle et non à un grand dessein.’”
—1917, n° 24 [Traduction BT]

Mercatante ignore que Eltsine n’a pris le pouvoir qu’après avoir vaincu la résistance (pathétiquement faible) des putschistes staliniens dirigés par Gennady Yanayev. Les antécédents de la Fraction trotskiste au sein du Partido de los Trabajadores Socialistas en 1991 ont renversé la réalité et salué de façon absurde la victoire des restaurateurs capitalistes d’Eltsine comme créant un “terrain plus favorable” pour la classe ouvrière et rendant “la restauration capitaliste plus difficile” :

“La défaite du coup d’État a signifié un pas en avant pour le mouvement de masse. si le coup d’État avait réussi, bien que cela ait été très difficile, ce ne sont pas les réformes capitalistes qui auraient été menacées, mais le mouvement ouvrier et ses organisations. la première chose que le Comité d’urgence a fait comprendre, c’est que les réformes se poursuivraient. en d’autres termes, la défaite du coup d’État ouvre un terrain plus favorable à la lutte pour une politique ouvrière et indépendante et à la construction d’une direction révolutionnaire. Deuxièmement, la désintégration du PCUS, la crise profonde du KGB et de l’Armée Rouge, que la défaite du coup d’Etat a rendus ultra-puissants, rendent la restauration capitaliste plus difficile, puisque—comme le disait Trotsky—elle n’est que le produit d’une contre-révolution ou d’une dictature sacrée, la mécanique de la tromperie ne pouvant aller que relativement loin dans cette direction.”
Rebelión de los Trabajadores No. 2 , 2 septembre 1991 (Traduction BT)

En 1994, le PTS saluait encore la victoire de la contre-révolution capitaliste dans le bloc soviétique comme “un phénomène progressiste” :

“Les trotskystes du PTS (à l’encontre de secteurs majoritaires de notre propre mouvement) affirmaient (et nous affirmons aujourd’hui) que les révolutions de 89-91 à l’Est et dans l’ex-URSS, constituaient un phénomène progressif, c’est-à-dire qu’elles étaient un coup porté par la gauche et non par la droite au stalinisme, et, indirectement, à l’impérialisme. Comme nous le verrons plus tard, la direction de la flèche indique (au milieu des énormes contradictions que nous avons vues dans ces notes, causées par la crise de la direction révolutionnaire du prolétariat) un chemin ascendant de la révolution : une étape de grandes luttes entre le prolétariat mondial et l’impérialisme et ses partenaires. Et non pas une étape de domination ‘au gré’ de l’impérialisme.”
Rebelión de los Trabajadores No. 59, 28 septembre 1994 (Traduction BT—souligné dans l’original)

Aujourd’hui, la FT reconnaît que la crise du stalinisme en 1989-91 a abouti à la restauration capitaliste et critique pieusement les dirigeants des grands groupes ostensiblement trotskystes (dont Jack Barnes, Ernest Mandel, Pierre Lambert et Nahuel Moreno) pour avoir soutenu Boris Eltsine, Lech Walesa et autres dans leurs luttes contre-révolutionnaires :

“C’est ainsi que la chute du Mur de Berlin et les mouvements ‘démocratiques’ et pro-capitalistes de 1989-91 sont survenus alors que courants étaient plongés dans un virage ouvertement droitier, de plus en plus éloigné du legs de Trotsky, se laissant porter dans le sens du courant et distillant espoirs et illusions vis-à-vis de Gorbatchev, Eltsine, le castrisme, les ‘révolutions démocratiques’, le PS, etc., alors que tout ceci aboutissait irrémédiablement à la restauration capitaliste.”
revolutionpermanente.fr, 3 Novembre 2023

La FT fait comme si tous les courants qui s’identifient à Trotsky étaient neutres ou soutenaient la contre-révolution “démocratique” de l’époque. Nous sommes fiers de notre déclaration de septembre 1991 sur le coup d’État, intitulée “Counterrevolution Triumphs in USSR,” qui était diamétralement opposée à la position pro-Eltsine du PTS et consorts :

“La victoire du courant ouvertement procapitaliste, centré autour de Boris Eltsine après le putsch, a brisé le pouvoir étatique créé par la Révolution d’octobre 1917. Cet événement représente une défaite catastrophique non seulement pour la classe ouvrière soviétique, mais pour les travailleurs du monde entier.”

Nous avons affirmé :

“La tentative du coup d’août était une confrontation dans laquelle la classe ouvrière avait un intérêt propre. Une victoire des dirigeants putschistes n’aurait pas délivré l’URSS de l’impasse économique dans laquelle le stalinisme l’a mené, ni aurait éloignée la menace de la restauration capitaliste. Elle aurait pu ralentir, par contre, la force d’impulsion restaurationniste au moins temporairement, et aurait fourni du temps précieux à la classe ouvrière soviétique. L’effondrement du putsch, d’autre part, a conduit inévitablement à la contre-révolution qui exerce maintenant sa pleine puissance. Sans cesser d’exposer la banqueroute politique des dirigeants putschistes, le devoir des marxistes révolutionnaires était de les soutenir contre Eltsine et Gorbatchev.”
—“La contre-révolution triomphe en URSS” (1917 édition française, n° 1, 1993)

Nous notons que la FT, tout en dénonçant ceux qui ont soutenu Eltsine, Walesa et les forces de la restauration capitaliste à l’époque, n’a pas encore déclaré ouvertement que les révolutionnaires avaient le devoir de faire bloc avec les partisans de la ligne dure stalinienne. Comme nous l’avons expliqué dans notre déclaration de 1991 :

“Mais la position trotskyste de la défense absolue de l’Union soviétique a toujours voulu dire la défense du système de la propriété collectivisée contre les menaces restaurationnistes, malgré la conscience politique ou les intentions subjectives des bureaucrates. Le statu quo que les « durs » ont cherché à protéger, peu importe leur manière incompétente, incluait la propriété étatique des moyens de production, une barrière objective au retour de l’esclavage capitaliste. L’effondrement de l’autorité centrale de l’État a frayé la voie pour le rouleau compresseur de la réaction qui roule présentement sur le territoire de l’ex-URSS. Afin d’arrêter l’avancement du rouleau compresseur les révolutionnaires doivent être disposés à effectuer une alliance militaire tactique avec toute section de la bureaucratie qui, pour quelque raison que ce soit, se place devant ses roues.”
—Ibid.

Aujourd’hui, la FT répète les erreurs de ses prédécesseurs politiques en refusant de prendre position pour la défense inconditionnelle de l’État ouvrier chinois déformé.

Neutralité dans les luttes contre l’impérialisme

La FT considère qu’aucun membre du camp de ce que l’on appelle le “Global South” ne peut être qualifié “d’impérialiste au sens plein du terme.” Le bloc en développement dirigé par Moscou/Pékin est clairement un obstacle à la domination des États-Unis et de leurs alliés impérialistes sur le reste du monde. Dans un discours prononcé en 2022, Josep Borell, ancien haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, a expliqué pourquoi les “jardiniers” impérialistes étaient contraints de subordonner la “jungle,” c’est-à-dire les régions économiquement moins développées :

“Oui, l’Europe est un jardin. Nous avons construit un jardin. Tout fonctionne. C’est la meilleure combinaison de liberté politique, de prospérité économique et de cohésion sociale que l’humanité ait pu construire—les trois choses ensemble. …

“Le reste du monde—et vous le savez très bien, Federica—n’est pas exactement un jardin. La plus grande partie du reste du monde est une jungle, et la jungle pourrait envahir le jardin. Les jardiniers doivent s’en occuper, mais ils ne protégeront pas le jardin en construisant des murs. Un beau petit jardin entouré de hauts murs pour empêcher la jungle d’entrer n’est pas une solution. En effet, la jungle a une forte capacité de croissance et le mur ne sera jamais assez haut pour protéger le jardin.

“Les jardiniers doivent aller dans la jungle. Les Européens doivent s’engager davantage dans le reste du monde. Sinon, le reste du monde nous envahira, par différents moyens.”
—”Académie diplomatique européenne : Remarques liminaires du Haut Représentant Josep Borrell lors de l’inauguration du programme pilote“, 13 octobre 2022 (Traduction TB)

Une grande partie du “Sud global,” c’est-à-dire les pays capitalistes dépendants et semi-coloniaux, se réjouit de la perspective d’une victoire militaire russe sur le mandataire ukrainien de l’OTAN, car ils comprennent qu’elle entravera les tentatives des “jardiniers” de “s’engager beaucoup plus dans le reste du monde.” Les tentatives des États-Unis et de l’UE pour décourager les investissements chinois en Afrique ont largement échoué pour les raisons exposées dans un rapport du gouvernement britannique de 2020 :

“En comparant les preuves empiriques à l’échelle mondiale, Fu et Buckley (2015) soulignent que les investissements chinois dans les pays à faible revenu ont un impact positif et significatif sur leur croissance économique à long terme, mais les impacts sur la croissance varient car ils sont basés sur une complémentarité multidimensionnelle entre les investissements chinois et les conditions du pays d’accueil, en termes de financement, de connaissances, de ressources et d’état de la concurrence. Les investissements chinois ont contribué de manière significative à la croissance économique en Afrique et, dans une moindre mesure, en Asie, tandis que l’influence sur l’Amérique latine a été insignifiante.”
—Linda Calabrese, Xiaoyang Tang, La transformation économique de l’Afrique : le rôle des investissements chinois, juin 2020 (Traduction TB)

Il n’est guère surprenant que plusieurs gouvernements africains aient cherché à rompre les liens avec leurs maîtres coloniaux en faveur du soutien militaire de la Russie et de l’aide au développement de la Chine. Les dirigeants du coup d’État militaire de juillet 2023 au Niger ont exigé le retrait des troupes françaises et interdit les exportations d’uranium et d’or vers la France. Un an plus tôt, un coup d’État similaire au Burkina Faso avait “chassé les troupes françaises et interdit les exportations d’or et d’uranium vers la France et les États-Unis, tout en forgeant une alliance régionale avec le Niger, la Guinée, le Mali et l’Algérie,” comme l’a rapporté le journal allemand Berliner Zeitung. L’article décrit comment l’impérialisme français a exploité le Niger après son indépendance nominale :

“Environ un quart des importations d’uranium de l’Europe et un tiers de celles de la France proviennent du Niger, pays d’Afrique de l’Ouest. La France exploite 56 centrales nucléaires et est l’un des principaux exportateurs mondiaux d’énergie nucléaire (avec une capacité d’expansion). Ce combustible essentiel est acheté par le géant nucléaire public Orano (anciennement Areva), qui possède le bâtiment de granit le plus haut et (à juste titre) le plus noir sous les gratte-ciel de La Défense, dans le cadre d’accords secrets, par exemple avec le Niger, où l’entreprise s’est emparée de trois énormes mines d’uranium ainsi que d’une participation majoritaire dans la société publique nigérienne de traitement de l’uranium (la Somaïr).

“L'(ancienne) colonie française du Niger possède les minerais d’uranium les plus riches d’Afrique et est le septième producteur d’uranium au monde, mais selon la Banque mondiale, 81,4 % de ses citoyens ne sont même pas raccordés au réseau électrique. 40 % des habitants vivent en dessous du seuil de pauvreté, un tiers des enfants souffrent d’insuffisance pondérale et le taux d’analphabétisme est de 63 %. Seule la moitié des habitants a accès à de l’eau potable, et seuls 16 % disposent d’un système d’assainissement adéquat. …

“Le budget total de l’État du Niger, un pays trois fois plus grand que la République fédérale d’Allemagne, ne dépasse pas le chiffre d’affaires annuel de l’entreprise nucléaire française, qui s’élève à environ 4,5 milliards d’euros. Malgré ses gisements d’uranium et d’or, le Niger a été classé 189e sur 191 pays dans l’indice de développement.

“Dans le cadre de la ‘décolonisation’ des années 1960, la France a rendu l’indépendance formelle à ses anciennes colonies, mais leur a laissé des systèmes étatiques et juridiques conçus, comme à l’époque coloniale, pour contrôler la population avec le moins d’efforts possible, d’une part, et pour exporter le plus de matières premières possible, d’autre part. Il ne suffit pas que la France, par le biais de ce que l’on appelle le pacte colonial de la Françafrique, ait continué à s’assurer le droit de préemption sur toutes les ressources naturelles et l’accès privilégié aux marchés publics ; depuis lors, elle impose également aux États sa monnaie coloniale démente, le franc CFA, qui rend toute politique monétaire, économique ou sociale autonome des États (formellement souverains) impossible à tout jamais. Les quatorze États CFA sont non seulement enchaînés à l’euro par un taux de change fixe déterminé uniquement par les descendants des messieurs coloniaux français (ce qui leur a valu une dévaluation de 50 % en 1994), mais ils ont également perdu tout accès à 85 % de leurs réserves monétaires, qu’ils sont contraints de déposer auprès de l’Agence France Trésor.”
berliner-zeitung.de, 3 août 2023 (Traduction BT)

Des manifestations populaires de soutien au coup d’État ont eu lieu à Niamey, la capitale du Niger, en réponse aux menaces d’intervention militaire impérialiste sous couvert de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). La tentative du nouveau gouvernement, dirigé par le général Abdourahamane Tchiani, d’arracher le contrôle des ressources du Niger aux prédateurs impérialistes est comparable à l’expropriation de l’industrie pétrolière mexicaine par Lázaro Cárdenas dans les années 1930, une mesure saluée comme “hautement progressiste” par Léon Trotsky :

“Sans succomber aux illusions et sans crainte de la calomnie, les ouvriers avancés soutiendront totalement le peuple mexicain dans sa lutte contre les impérialistes. L’expropriation du pétrole, ce n’est ni du socialisme, ni du communisme. Mais c’est une mesure hautement progressiste d’autodéfense nationale.”
Leon Trotsky, “Le Mexique et l’impérialisme britannique,” 5 juin 1938

L’analogie entre le pétrole mexicain et l’uranium et l’or nigériens est évidente, mais pour une raison ou une autre, Claudia Cinatti, du FT, ricane que la résistance nigérienne au contrôle impérialiste étranger a été “largement motivés par des querelles de cliques pour le contrôle de l’appareil militaire et étatique” :

Le lien entre la misère structurelle de ces pays pillés et le passé et le présent néocoloniaux explique le profond sentiment anti-français qui traverse l’Afrique, en particulier parmi les jeunes générations. Ainsi, bien que les coups d’État ne soient pas ‘anticoloniaux’ (et encore moins ‘anti-impérialistes’), mais largement motivés par des querelles de cliques pour le contrôle de l’appareil militaire et étatique, ils tentent d’asseoir leur légitimité en attisant la rhétorique antifrançaise et en changeant leurs allégeances en faveur de la Chine et de la Russie….

“Le déclin hégémonique des États-Unis et l’émergence de puissances telles que la Chine et la Russie, qui proposent un ‘ordre multipolaire’ comme alternative, ont été accélérés par la guerre en Ukraine. C’est la base des positions des ‘campistes’ qui considèrent que pour s’opposer à la domination impérialiste des États-Unis et de l’UE, il faut s’aligner avec la Chine et la Russie. Mais il s’agit d’un bloc capitaliste tout aussi réactionnaire qui poursuit ses intérêts impériaux. Alors que les puissances occidentales masquent leurs objectifs impérialistes par la ‘défense de la démocratie’, Poutine utilise une rhétorique ‘anticoloniale’ pour accroître son influence géopolitique au profit du capitalisme russe. Mais tant la Russie que la Chine cherchent à s’emparer du butin des ressources stratégiques de l’Afrique, y compris, dans le cas de la Chine, en imposant des conditions onéreuses en tant que principal créancier de nombreux pays africains. Cette attitude est diamétralement opposée aux intérêts des travailleurs, des paysans et des peuples opprimés d’Afrique et du monde.”
revolutionpermanente.fr, 6 août 2023

Le rejet par la FT du “camp” États-Unis/Union européenne ou Russie/Chine en faveur d’une sorte de neutralité du “troisième camp” repose sur la fausse affirmation selon laquelle la Russie capitaliste et l’État ouvrier chinois déformé sont “tout aussi réactionnaire[s]” que les prédateurs impériaux européens et américains. La Russie n’est pas une puissance impérialiste selon les critères de Lénine et elle n’a qu’une présence économique minime en Afrique. L’État ouvrier déformé chinois, créé par la révolution sociale de 1949 qui a renversé la propriété capitaliste et exproprié les holdings impérialistes, a une empreinte économique substantielle en Afrique. Mais toute enquête sérieuse sur l’activité chinoise dans cette région révèle que, dans l’ensemble, l’activité économique de Pékin implique le développement mutuellement bénéfique d’actifs naturels et d’infrastructures. Les affirmations sans retenue de la FT sur l'”impérialisme” russe et chinois font écho aux accusations cyniques lancées par Washington et les anciens maîtres coloniaux de l’Afrique, mais ne reposent sur aucune base factuelle. C’est probablement la raison pour laquelle, à notre connaissance, les camarades n’ont fait aucune tentative sérieuse pour fournir des preuves de ce qu’ils avancent.

Malgré l’indifférence exprimée par Cinatti et d’autres dirigeants de la FT en réponse au coup d’État au Niger, nous avons été heureux de constater que Révolution Permanente, la section française de la FT, a célébré le retrait des troupes françaises deux mois plus tard :

“La fuite des militaires français, qui doivent évacuer 1500 hommes, mais surtout des quantités importantes de matériels, notamment sur la base aérienne de Niamey, doit nous réjouir. Quand l’armée française et la Vème République sont ridiculisés sur la scène internationale, c’est la lutte contre l’oppression des peuples qui gagne du terrain. L’impérialisme français est devenu si décadent en Afrique qu’il n’arrive même plus à convaincre une partie des bourgeoisies de ces pays de le soutenir : il n’est plus capable ni d’enrichir une minorité politique acquise à Paris, ni capable de soutenir les régimes qu’il a installé et qu’il soutient. De surcroît, l’océan de pauvreté et de misère organisé par la France, via le Franc CFA, via les dettes extérieures et par le contrôle des principales ressources naturelles et moyens logistiques est la base du ras-le-bol des populations contre la France.”
revolutionpermanente.fr, 5 octobre 2023

La déclaration initiale de la FT sur le Niger a illustré comment des notions erronées sur le “quasi-impérialisme” chinois et russe ont conduit à l’indifférence à l’égard d’une révolte contre le néo-colonialisme français. Sans se prononcer sur l’assimilation du “quasi-impérialisme” russe et chinois et des États-Unis/OTAN comme étant “également réactionnaires,” Révolution Permanente a fini par reconnaître le soutien populaire massif au coup d’État :

“L’armée française et l’ambassadeur français vont quitter le Niger après des semaines de refus obstiné de Macron de céder face à la junte, soutenue par des mobilisations importantes de la population. Une arrogance qui ne rend que plus spectaculaire ce recul français. … La population nigérienne a à sa façon expérimenté la lutte contre l’impérialisme en se mobilisant pour le départ des troupes françaises du pays.”
revolutionpermanente.fr, 25 septembre 2023

La direction de la FT n’a apparemment pas le courage politique d’admettre ses erreurs et de les corriger en préconisant la défense militaire du Niger, de la Russie et de la Chine contre les “jardiniers” impérialistes. Léon Trotsky aurait conseillé les actuels Troisièmes Campistes de la FT :

“La politique du défaitisme ne consiste pas à punir un gouvernement donné pour tel ou tel crime commis par lui; elle est une conclusion des rapports de classe. La ligne de conduit marxiste dans la guerre n’est pas fondée sur des considerations morales et sentimentales abstraites, mais sur une appreciation sociale d’un régime dans son rapport réciproque avec les autres régimes. Nous avons soutenu l’Abyssinie 13, non parce que le Négus 14 était politiquement ou ‘moralement’ supérieur à Mussolini, mais parce que la défense d’un pays arriéré contre l’oppression coloniale porte un coup à l’impérialisme qui est l’ennemi principal de la classe ouvrière mondiale. Nous défendons l’U.R.S.S., indépendamment de la politique du Négus de Moscou, pour deux raisons fondamentales. Premièrement, la défaite de l’U.R.S.S. apporterait à l’impérialisme des ressources nouvelles colossales et pourrait prolonger de nombreuses années l’agonie de la société capitaliste. Deuxièmement les fondements sociaux de l’U.R.S.S., nettoyés de la bureaucratie parasitaire, peuvent lui assurer un développement économique et culturel illimités, alors que les fondements capitalistes n’ou rent d’autres possibilités que l’aggravation du déclin.”
—Leon Trotsky, “Bilan de l’Expérience Finlandaise,” 25 avril 1940, Oeuvres, Tome 23

Notes de fin d’ouvrage