Deux marques concurrentes de la contre-révolution?

Un échange polémique à propos du coup d’État d’août 1991…

L’été dernier le camarade Marc D., un sympathisant de la Ligue communiste internationale (LCI) à Montréal a été gagné au programme de la Tendance bolchévique. Une question pivotante dans son choix politique était celle du putsch soviétique raté d’août 1991, et l’attitude des organisations soidisant trotskystes envers la victoire contre-révolutionnaire en URSS. Le camarade Marc, dont son analyse de la situation au Québec est paru dans Spartacist Canada (été 1992), est un ancien cadre de la LSO\GMR\LOR d’Ernest Mandel (Secrétariat Unifié). Nous avons réimprimé en bas un échange écrit qu’il avait eu avec deux membres de la LCI.


La Ligue trotskyste du Canada

le 23 août 1992

Cher Marc,

Nous avions mutuellement conclu que la meilleure façon de continuer notre discussion était par écrit. La question centrale, bien entendu, est la question russe.

Pour notre part, l’essence de la question russe est la défense absolue de la dictature du prolétariat partout ou elle existe. En autres mots, nous défendons les formes de propriété prolétariennes qui ont émergé de la Grande Révolution d’octobre et des transformations sociales d’après-guerre en Europe de l’est ainsi que les révolutions en Chine, à Cuba et au Vietnam. La question russe incarne la perspective de la lutte révolutionnaire contre notre propre classe dirigeante, car notre but est la destruction du règne du capital et l’inauguration du règne de la classe ouvrière. Autrefois, tu avais concédé que notre tendance a eu raison pour notre opposition à l’égard du Solidarnosc polonais contre-révolutionnaire en 1981, et d’avoir salué l’Armée rouge soviétique en Afghanistan. Chacun de ces cas pose notre legs historique fondamental sur la question russe, le résultat de notre combat afin de mettre le programme bolchévique en premier, et d’être, dans les mots de Cannon, « le parti de la révolution russe ».

Ta nouvelle position que l’État soviétique a été transformé en un état capitaliste (naissant) dès le mois d’août 1991, partagée par la Tendance bolchévique, abandonne effectivement le prolétariat soviétique comme une force dans la lutte contre la contre-révolution. Comme nous avions remarqué en ce temps, ceci a fourni l’occasion pour la TB de se débarrasser finalement de l’Union soviétique—quelque chose qu’elle a voulu faire depuis longtemps. Ceci est une différence de programme et de perspective, et non d’une simple « évaluation » empirique.

Centrale à notre attitude envers les événements d’août dernier est la compréhension trotskyste de la nature de la bureaucratie stalinienne par rapport à l’État ouvrier. Comme Trotsky écrivait dans son essai de 1933, « La nature de classe de l’État soviétique »:

« La véritable guerre civile pourrait éclater non pas entre la bureaucratie stalinienne et le prolétariat qui la soutient, mais entre le prolétariat et les forces actives de la contre-révolution. D’un rôle indépendant de la bureaucratie, en cas d’un conflit des deux camps de masse, il ne peut être question. Ses flancs opposés se répartiraient sur les divers côtés de la barricade ».

S’il y avait une occasion pour la révolution politique de surgir lors des événements à Moscou l’an dernier, ceci ne se trouvait pas dans la perspective qu’une aile de la bureaucratie « pousse » la classe ouvrière en action contre Eltsine. Non—l’ouverture de la révolution politique dépendait de l’entrée de quelques milliers de travailleurs dans la lutte contre les foules eltsiniennes. Ceci aurait divisé la bureaucratie entre ces ailes pro et anticapitalistes. Et cette perspective était la dernière chose que les conspirateurs putschistes ont voulu adopter.

Tu as également affirmé que la LCI « s’était abstenue » lors des événements d’août dernier, suggérant que notre tendance était « neutre » sur la question du contre-coup restaurationniste d’Eltsine. En ce temps nous avons écrit qu’un appel aux travailleurs de Moscou à balayer la racaille qui tenait les barricades d’Eltsine et à repousser la contre-révolution était a l’ordre du jour. Loin d’être neutre ou abstentionniste! Pendant les semaines qui ont immédiatement suivi le coup d’État d’Eltsine nos camarades ont distribué des dizaines de milliers de tracts, avec cette position ferme, aux travailleurs de Moscou, de Leningrad et ailleurs. Il n’aurait pas fallu beaucoup de monde. Plusieurs milliers d’ouvriers venant d’une seule usine auraient fait l’affaire. Si la perspective avancée par nos camarades avait eu lieu, elle aurait constitué le commencement de la révolution politique, et c’est exactement pour cette raison que les putschistes ont dit aux ouvriers de rester dans les usines.

La TB par contre a seulement vu le prolétariat soviétique comme étant « confus et démoralisé suite aux années de trahison stalinienne ». Est-ce que ceci ne sonne pas comme la grogne habituelle de l’opportuniste qui blâme la classe ouvrière pour sa propre trahison et sa propre lâcheté? L’appel cynique après coup de la TB en faveur d’un appui militaire au putsch échoué expose leur défaitisme absolu vis-à-vis la capacité et la volonté du prolétariat soviétique d’être mobilisé contre la contre-révolution. Plus généralement il expose leur manque de foi dans la classe ouvrière en tant qu’agence révolutionnaire, un pessimisme politique classique qui est au coeur de l’opportunisme.

Comme nous avons écrit:

« Les putschistes n’étaient pas simplement ‘irrésolus’; ils ne voulaient pas libérer les forces qui auraient pu vaincre les contre-révolutionnaires les plus extrêmes, car cela aura pu conduire à une guerre civile si les eltsiniens avaient vraiment résisté ».

Dans ces conditions un bloc militaire aurait certainement été admissible avec ces ailes de la bureaucratie qui étaient bien disposées à combattre. Mais dans l’absence d’une telle mobilisation, cette faction pro-perestroïka a vu son rôle seulement en termes de grouiller pour le même « marché » qu’Eltsine, à savoir le soutien de l’impérialisme américain et des contre-révolutionnaires domestiques, y compris Eltsine lui-même.

Il n’est par conséquent pas étonnant que la TB ait tiré un trait sur l’Union soviétique qu’elle considère comme déjà capitaliste. Le coup du mois d’août était en fait le dernier soubresaut du stalinisme et, de notre perspective, ton appui sur cette question à la position défendue par la TB reflète ton incapacité de faire rupture avec l’équation familière au Secrétariat Unifié tout au long de son histoire zigzagante: à savoir que la caste bureaucratique stalinienne égale l’État ouvrier. En voyant la bureaucratie stalinienne, et non le prolétariat, comme la clef pour mettre en déroute l’offensive contre-révolutionnaire d’août dernier ta position nous paraît comme utopique et comme la pire forme possible de l’abstentionnisme.

Comme nous avons écrit dans notre polémique contre la TB (Workers Vanguard no 535, le 27 septembre, 1991):

« Aujourd’hui nous cherchons urgemment (de manière urgente) à mobiliser le prolétariat soviétique et la classe ouvrière internationale contre les forces de la contre-révolution capitaliste qui dépouillent assidûment tout gain du premier État ouvrier au monde. La TB, qui a d’autres poissons à faire frire en d’autres milieux de classe étrangers, offre ses condoléances tardives au cadavre des staliniens du Kremlin et tire un trait sur l’Union soviétique comme une cause perdue ».

Nous avons fait appel aux travailleurs soviétiques de mener le combat afin de briser les régimes réactionnaires d’Eltsine, de Kravchuk ainsi que tout autre. Dans le numéro courant de Workers Vanguard nous signalons le fait que « l’armée soviétique multinationale », ce qui pour les marxistes constitue le coeur de l’État, existe encore. Clairement la situation est extrêmement grave. Si l’absence actuelle d’une résistance à l’introduction du capitalisme persiste de la part de la classe ouvrière russe et des autres dans les anciennes républiques soviétiques, et si le gouvernement russe réussit à subordonner décisivement les forces armées nominalement sous son commandement à son cours contre-révolutionnaire, le résultat sera la destruction de l’État ouvrier. Mais il est faux de concéder que l’État ouvrier soviétique est déjà mort et disparu avant que ceci devienne un fait accompli et irréversible, lorsque, comme nous nous sommes déjà entendus, une « confrontation décisive finale » n’a pas encore eu lieu…

Salutations communistes,
Marie H. et Andrew R.


La réponse à la Ligue trotskyste

le 28 août 1992

Chers Marie et Andrew,

J’ai eu l’occasion de considérer soigneusement vos commentaires et de réfléchir sur les discussions antérieures avec vous deux et avec les autres camarades de la Ligue trotskyste. Bien que j’apprécie une bonne parade tapageuse et un patriotisme de façade révolutionnaire autant que toute autre personne, il ne suffit pas d’affirmer que vous vous réclamez la direction révolutionnaire parce que vous êtes « le parti de la révolution russe ». Vous devez réellement être un tel parti afin de rendre de telles affirmations autres choses que de simples affirmations gratuites, et vous devez reconnaître la réalité existante avant que vous puissiez agir sur elle et cherchiez à diriger ceux qui la transformeraient.

La question de l’Union soviétique pose sur ces questions un point blanc. Est-ce que quelque chose de fondamental a eu lieu depuis que la bureaucratie stalinienne a pris le dessus il y a soixante ans, ou est-ce que les développements actuels correspondent encore plus ou moins à ceux tracés par Trotsky dans La Révolution trahie, Défense du marxisme et ainsi de suite. Est-ce qu’une bureaucratie stalinienne dirige et défend encore, de sa propre manière incompétente et traître, la « dictature du prolétariat », c’est-à-dire un État ouvrier dégénéré et les formes de propriété collectives et sociales sur lesquelles il repose, ou est-ce que ce que nous avons connu comme étant l’Union soviétique a cessé d’exister sous les coups d’une contre-révolution bourgeoise victorieuse? Est-ce que la contre-révolution se trouve en avant de nous, ou derrière nous déjà, et quelles sont alors les perspectives immédiates pour le mouvement ouvrier révolutionnaire?

La discussion antérieure de même que vos arguments les plus récents, tels qu’exprimés dans votre lettre, vous mènerait à conclure que non, rien de fondamental n’a eu lieu en Union soviétique, et que oui, l’Union soviétique existe toujours comme un État ouvrier dégénéré même si l’appareil stalinien a été liquidé, et le pouvoir a passé « nominalement » entre les mains des restaurateurs capitalistes.

Les « putschistes » staliniens d’août 1991 n’étaient pas staliniens du tout, nous sommes informés, mais des contre-révolutionnaires pur et simple, une faction pro-perestroïka grouillante pour le soutien de l’impérialisme américain et la contre-révolution domestique, et même Eltsine lui-même. Ces contre-révolutionnaires irrésolus et sans enthousiasme n’ont pas voulu mobiliser le prolétariat contre la contre-révolution, « ils ne voulaient pas libérer les forces qui auraient pu vaincre les contre-révolutionnaires les plus extrêmes ». Le monde entier est tourné à l’envers. Ceci constitue le spartacisme de troisième période à son meilleur. Je suggérais qu’après avoir qualifié tout adversaire politique, y compris ceux de la gauche, comme « contre-révolutionnaire » depuis des années, le terme a perdu tout sens. Maintenant « les contre-révolutionnaires » sans enthousiasme et modérés sont condamnés pour ne pas avoir mobilisée le prolétariat contre la contre-révolution, contre les contre-révolutionnaires eltsiniens « les plus extrêmes ».

Le « parti de la révolution russe » ne semble pas avoir assimilé les leçons de cette révolution, en particulier le chapitre traitant la lutte contre les korniloviens contre- révolutionnaires. Pourquoi les contre-révolutionnaires chercheraient-ils à mobiliser quiconque contre la contre révolution? Pourquoi les contre-révolutionnaires modérés ne se sont-ils pas tout simplement unis avec les contre-révolutionnaires eltsiniens les plus extrêmes contre un prolétariat confus, démoralisé et sans direction? Et qu’est-ce qu’il y a de si tort en restant neutre et abstentionniste lors de la lutte entre deux camps contre-révolutionnaires? Cette pièce de fiction, cette rationalisation après le fait ne résiste à aucun examen sérieux de la question.

L’impérialisme mondial ignorait certainement que ses fortunes étaient favorisées peu importe lequel camp contre-révolutionnaire prend le dessus. Les héros de la bourse ont paniqué, comme ils sont habitués de faire, et l’impérialisme est activement intervenu afin de remettre l’équilibre en faveur des « contre-révolutionnaires les plus extrêmes ». Et quel sens peut-on tirer de l’affirmation du dernier Workers Vanguard, à savoir qu’en août 1991 les forces de la contre-révolution dirigées par Eltsine ont pris le dessus? Si les deux camps combattants sont contre-révolutionnaires, la victoire de la contre-révolution est virtuellement assurée, et avec cela le destin de l’État ouvrier, à moins que … le prolétariat ne se mobilise indépendamment. Si les « conspirateurs putschistes » représentaient l’aile procapitaliste de la bureaucratie stalinienne, qu’est-il devenu de l’« aile anti-capitaliste? » Est-elle enterrée quelque part au sein du « cœur » de l’État soviétique, attendant le signal pour la mobilisation révolutionnaire contre la contre-révolution?

Il y a une connexion, quoique peut-être non immédiatement apparente, entre vos « salutations » à divers initiatives staliniennes, vos salutations à l’Armée rouge soviétique, vos sympathies atténuées à l’égard du général Jaruzelski, l’éloge fait à Andropov, en bref votre poursuite des raccourcis programmatiques à travers une série de manoeuvres et de girouettes politiques, alors que vous avez tout récemment condamné ces fonctionnaires staliniens qui, dans une tentative incompétente, hésitante et sans enthousiasme, ont essayé d’appliquer les freins à la liquidation complète de ce qui reste de la Révolution d’octobre, qualifiant cette soi-disant « bande des huit qui ne peut pas tirer droit » comme étant rien de plus que de simples contre-révolutionnaires eltsiniens de deuxième ordre. Croyant vous même votre propre exagération exprimée si admirablement dans vos polémiques avec la TB sur la brigade Andropov, vous cherchez la vertu révolutionnaire dans le camp stalinien. N’en trouvant aucune qui répond à vos attentes, vous abandonnez la dernière défense désespérée du stalinisme contre la montée contre-révolutionnaire comme étant une lamentable comédie du genre Keystone, comme une simple concurrence de marché entre deux marques concurrentes de la contre-révolution, une doux, l’autre fort. Comme si la question était, voulez-vous des anchois avec cette commande?

Ces bureaucrates staliniens faibles, irrésolus, bornés, et traîtres sont les meilleurs que vous obtiendrez, aussi réels qu’ils peuvent l’être, il n’y a pas d’autre spectacle prévu, les staliniens ont chanté leur « chanson du cygne », sont sortis en pleurnichant et sans applaudissement. Si le prolétariat avait été mobilisé dans une action indépendante sous une direction révolutionnaire, l’équilibre aurait pu être bouleversé contre la « racaille d’Eltsine », et le compte des usurpateurs staliniens aurait pu être réglé par la suite. Mais cette ouverture est déjà venue et s’est déjà passée. La classe ouvrière, il est vrai, n’a pas encore été assujettie à une confrontation décisive, n’a pas encore subi une défaite écrasante, mais la contre-révolution a réussi à remporter une série de victoires dans l’ancien bloc soviétique en l’absence des engagements directs avec le mouvement ouvrier et en grande mesure dû à la passivité de ce dernier. L’appareil stalinien, par contre, a été inondé par la marée contre révolutionnaire, les contre-révolutionnaires bourgeois ont établi et sont en train de consolider leurs propres machines d’État, y compris l’appareil répressif pour défendre le règne du capital, qu’ils introduiront toute à l’heure. Les contre-révolutionnaires dirigent présentement les impulsions politiques et tiennent ainsi l’avantage politique. Le mouvement ouvrier ne s’est pas levé ni a-t-il, à date, porté des sérieux coups défensifs à la contre-révolution. Telle reconnaissance du tournant décisif introduit en août dernier constitue, par votre admission, « la pire forme possible de l’abstentionnisme ».

Salutations amicales,
Marc D.