Débat IG/SL : l’occasion de faire quelques mises au point

Lors de notre débat de novembre 2023 avec la Spartacist League [SL] à Londres, nous avons constaté une nouvelle disponibilité de la SL pour aborder les positions passées. Malheureusement, jusqu’à présent, cette discussion s’est principalement traduite par l’abandon de positions que James Roberson avait correctement comprises (par exemple, sur Khomeini, les guerres israélo-arabes et le conflit national/communautaire en Irlande). Nous saluons la possibilité, évoquée par la nouvelle direction de la SL, d’une discussion sérieuse (et, à notre avis, attendue depuis longtemps) sur l’histoire du Spartacisme. Mais, ne se concentrer que sur la période postérieure à 1990, comme cela a été proposé, est un problème car l’organisation a déraillé au moins une douzaine d’années avant 1990.

Ci-dessous, nous mettons en exergue quelques exemples des années 1980 et espérons qu’avec le recul, les camarades du GI [ Groupe Internationaliste] et de la SL y reconnaîtront des erreurs. Mettre en avant les principes révolutionnaires plutôt que le prestige politique ouvrirait la porte à un engagement politique fructueux s’agissant de l’histoire de la tendance spartaciste des années 1960 et 1970.

 

1981 – Le front populaire brandit des drapeaux

“En réalité, le Front populaire est la principale question de stratégie de classe du prolétariat pour cette époque. Il offre également le meilleur critère de la différence entre le bolchevisme et le menchevisme.”
-Trotsky, “Le POUM et le Front populaire”, 1936

En 1981, des “contingents anti-impérialistes” dirigés par la SL ont défilé sous les drapeaux de la Quatrième Internationale et du FMLN, l’aile militaire du front populaire insurrectionnel salvadorien. Le WV [Workers Vanguard] du 11 février 1983 a reproduit une photo du bulletin d’information FDR/FMLN d’une manifestation spartaciste du 3 mai 1981 où figurait le drapeau du FMLN. Dans un article intitulé “Drapeau du FMLN : Qui a trompé qui ?” (Bulletin de l’ET [Bulletin of the External Tendency of the iSt] n°. 1, p. 11), nous avons comparé cela à “l’exemple de Cannon et du SWP révolutionnaire des années 1930 dans leur attitude envers le front populaire dans la guerre civile espagnole” lorsqu’ils se sont militairement rangés du côté des Républicains mais ont refusé de soutenir politiquement ou de défiler sous la bannière du front populaire.

Nous appelons le GI et la SL à renoncer à cette erreur et à réaffirmer le “principe simple mais absolument irrévocable” de Trotsky selon lequel “un révolutionnaire prolétarien ne peut se présenter devant la classe ouvrière avec deux bannières”.

 

1982 – Brigade Youri Andropov

En 1982, un contingent de membres de la SL participant à un rassemblement anti-Klan à Washington DC a été identifié par WV comme la “Brigade Youri Andropov”. À cette époque, Andropov était au sommet de la bureaucratie stalinienne soviétique ; en 1956, il avait été “effectivement le suzerain soviétique en Hongrie” et avait supervisé l’écrasement de la révolution politique des travailleurs hongrois (un événement qui a été déterminant pour propulser James Robertson, Shane Mage et Tim Wohlforth hors du Troisième Camp de Shachtman). À la mort d’Andropov en 1984, WV a publié en première page un avis de décès bordé de noir.

Nous nous sommes engagés dans une série de vifs échanges polémiques avec la SL sur cette question,  échanges reproduits dans le Bulletin trotskyste n° 1, “Seul le trotskysme peut défendre les acquis d’Octobre“.

 

1983 : KAL 007 flinch

En septembre 1983, l’armée de l’air soviétique a abattu le vol 007 de Korean Air Lines alors qu’il survolait des installations militaires sensibles. Le commentaire de la SL fut : “si le gouvernement de l’Union soviétique avait su que l’avion intrus était en fait un avion de ligne”, alors, “malgré les dommages militaires potentiels d’une telle mission (apparament d’espionnage)”, l’abattre “aurait été pire qu’une atrocité barbare” (c’est nous qui soulignons). Nous avons qualifié cette décision d'”exemple classique d’hésitation sur la question russe” et nous avons affirmé :

“Les trotskistes ont une attitude différente. Nous disons que la défense de l’Union soviétique inclut la défense de l’espace aérien soviétique. La perte de vies civiles innocentes est certes lamentable, mais la seule ‘atrocité barbare’ commise l’a été par les maîtres espions sud-coréens et américains qui ont utilisé ces malheureux comme otages involontaires.”
               -“Seul le trotskisme peut défendre les acquis d’octobre

Dans l’introduction du Bulletin trotskiste n° 1, nous avons observé :

Ce qui unit le flottement de la SL concernant le vol de la KAL à la ‘Brigade Youri Andropov’ est un pessimisme sous-jacent quant aux possibilités historiques de construire une tendance révolutionnaire viable. Le flottement de la SL s’gissant du vol de la KAL 007 n’est que le revers de la flagornerie d’Andropov – tous deux sont symptomatiques de la dégénérescence politique de la tendance spartaciste internationale, qui passe de l’orthodoxie trotskiste au banditisme politique.”

 

1983 : Sauver les Marines américains

Lorsque des camions piégés du Hezbollah/Djihad islamique ont fait exploser les casernes des Marines américains à Beyrouth en octobre 1983, les dirigeants de la SL ont appelé à sauver les survivants. Workers Vanguard a publié en première page un titre proclamant : “Les Marines sont sortis du Liban, maintenant, vivants !”.

Nous avions une attitude très différente :

“Après des semaines au cours desquelles les navires de guerre de la marine américaine ont pilonné des villageois musulmans sans défense, tandis que les Marines chargés du maintien de la paix lançaient des attaques de plus en plus agressives contre les miliciens musulmans, quelques centaines de ces tueurs professionnels ont reçu un aller simple pour l’enfer. Nous disons : ‘Bon débarras ! Bon débarras ! Deux, trois, beaucoup de défaites pour l’impérialisme !’.”
-Bulletin trotskiste n°2, “Une perte de nerfs et une perte de volonté“, 12 novembre 1983

WV a justifié le slogan de la SL de la manière suivante :

Le slogan ‘Marines out of Lebanon, now, alive !’ évoque l’indignation antigouvernementale généralisée ressentie par les masses américaines face au gaspillage de la vie par Reagan dans le ‘bourbier’ libanais, ravivant les souvenirs du Viêt Nam.”

Nous avons répondu :

“Nous sommes à la fois attristés et écoeurés de lire ces conneries social-patriotiques dans le journal qui, pendant plus d’une décennie, a été le principal représentant du marxisme révolutionnaire dans le monde. Nous disons que chaque soldat à vie ‘gaspillé’ au Liban est un de moins qui débarquera dans la prochaine bataille de Managua. Deux, trois, beaucoup de ‘bourbiers’ pour l’impérialisme !”

Nous avons réimprimé l’ensemble de la série de polémiques sur cette question en tant que Bulletin trotskiste n° 2. Le GI, pour ses propres raisons, a choisi de ne pas  dénoncer la position “Marines Alive” après avoir quitté la SL. Dans une lettre adressée en juillet 1998 au Marxist Educational Group, basé à Albany, Jan Norden écrit : “contrairement à ce que vous affirmez dans votre lettre du 4 juin, le GI ne rejette pas le slogan [Marines Alive] de WV”. (Reproduit dans le Bulletin trotskiste n° 6).

 

1986 : La “tragédie” Challenger

Lorsque la navette spatiale américaine Challenger a explosé accidentellement en 1986 au début d’une mission de déploiement de satellites d’espionnage contre l’Union soviétique, WV a entonné avec candeur :

“Ce que nous ressentons à l’égard des astronautes n’est ni plus ni moins que ce que nous ressentons à l’égard de toutes les personnes qui meurent dans des circonstances tragiques, comme les neuf pauvres Salvadoriens qui ont été tués par l’incendie d’un appartement situé dans une cave de Washington, D.C., deux jours auparavant.”
-“Challenger explose au visage de Reagan“, WV No. 397, 14 février 1986

Nous avons observé que ceux qui n’éprouvent pas plus de sympathie pour les réfugiés salvadoriens appauvris victimes de la terreur d’extrême droite que pour les cadres militaires impérialistes professionnels à bord du Challenger n’ont aucune prétention à être des révolutionnaires (voir : “No Disaster for Working Class-Challenger’s Major Malfunction”).

L’article de WV établissait un lien explicite entre la sollicitude à l’égard des Challenger Star Warriors et les plongées antérieures sur le vol KAL 007 comme aussi l’attentat à la bombe de Beyrouth :

Ceux qui sont morts [à bord de Challenger] étaient les victimes de la campagne de guerre antisoviétique de l’impérialisme américain, comme les plus de 200 Marines morts à Beyrouth ou les passagers de l’avion espion KAL 007.”

Les passagers et l’équipage du KAL 007, comme les réfugiés salvadoriens appauvris à Washington, étaient des victimes innocentes de l’impérialisme américain. Mais les cadres militaires reaganautes à bord du Challenger, comme les hommes de main impérialistes dans les casernes des Marines au Liban, appartiennent à une catégorie différente. Les lâches rationalisations de la SL pour tenter d’éviter la colère de la classe dirigeante américaine dans les années 1980 contrastaient fortement avec ses vingt années d’opposition intransigeante à l’impérialisme américain.

La SL a vu le jour au début des années 1960 en tant que tendance révolutionnaire au sein du Socialist Workers Party, qui évoluait vers la droite. Dans son premier numéro, paru quelques mois après l’assassinat du président John F. Kennedy, Spartacist a observé :

“L’épreuve de vérité pour toute organisation se présentant comme socialiste a lieu dans les périodes d’opportunité ou de crise révolutionnaire. Toutes ces organisations ont été testées dans leur capacité à maintenir leurs positions de principe au moment de l’assassinat de Kennedy.”

L’assassinat de Kennedy a constitué une crise pour la classe dirigeante américaine en 1963 ; deux décennies plus tard, le coup dévastateur porté contre le corps expéditionnaire américain au Liban a constitué un autre type de crise. Entre-temps, la “capacité de la SL à maintenir ses positions de principe” s’était étiolée. Le Spartacist de février 1964 citait avec approbation la déclaration de Gerry Healy selon laquelle “les marxistes n’expriment aucune sympathie pour la mort de Kennedy”. La remarque de Healy était une réponse à l’expression de Farrell Dobbs qui exprimait sa “profonde sympathie à Mme Kennedy”, des mots que Spartacist qualifiait avec justesse de “non pas ceux d’un socialiste révolutionnaire, mais plutôt ceux de sociaux-démocrates et de libéraux bourgeois”. Il en va de même pour les “trotskystes” qui mettent sur le même plan la mort tragique de civils innocents et les pertes de personnel militaire impérialiste (qu’il s’agisse de l’avortement spontané de satellites espions ou de la résistance militaire néocoloniale).

 

1987, 1990, 2002 – La calomnie n’est pas une arme révolutionnaire

Dans sa récente correspondance avec la direction de la SL, le camarade Norden s’est opposé à juste titre au “provocateur-baiting” de style stalinien de WV à l’encontre d’un dirigeant du GI en octobre 2002 :

“incapable de répondre politiquement aux critiques formulées par nos camarades, le répugnant démagogue et provocateur Negrete a pris l’habitude de retirer ses lunettes, comme s’il cherchait la bagarre.”
               Workers Vanguard N° 789, 18 octobre 2002

Cette diffamation sans principe devrait être formellement rétractée par la SL, tout comme les calomnies équivalentes proférées à l’encontre de la Tendance bolchevique pendant le mandat de Norden en tant que rédacteur en chef de WV, y compris les deux exemples suivants :

Le ton général de la BT ne rappelle rien de moins que le style insinuant associé à l’infâme COINTELPRO du FBI.”
Workers Vanguard N° 428, 15 mai 1987

“Quant aux positions politiques de la BT, outre la haine de l’Union soviétique, ces provocateurs très douteux semblent ne pas aimer les Noirs américains, sont favorables au sionisme et font l’éloge des massacres [aveugles] d’Américains. Parmi les agences d’État dans le monde, seul le Mossad, la police secrète israélienne, a des appétits similaires.”
Le trotskisme, ce qu’il n’est pas et ce qu’il est !, 1990

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Nous considérons la tendance révolutionnaire du SWP et son successeur, la Spartacist League/U.S. des années 60 et 70, comme l’unique revendicateur légitime de l’héritage politique de la Quatrième Internationale de Trotsky qui, en son temps, a été la seule à poursuivre le programme de l’Internationale communiste sous la direction de Lénine. En 1996, peu après l’éviction du GI de la SL, nous avons cherché à engager une discussion avec le GI sur l’histoire de la dégénérescence politique de la tendance spartaciste. Plus récemment, nous avons engagé une discussion avec un ancien cadre dirigeant qui a tiré ce que nous considérons comme de mauvaises leçons de cette expérience.

Nous attendons avec impatience les commentaires et les critiques (ainsi que les expressions d’accord) de tous les participants à l’événement d’aujourd’hui.

 

13 janvier 2024