Où va la Chine ?

Révolution politique ou contrerévolution

L’article ci-dessous a été traduit de 1917, édition de langue anglaise, nº 31, 2009.

En 1939, James P. Cannon, le leader historique du trotskysme américain, écrivait : « Qui touche la question russe touche une révolution. Alors prenons-la au sérieux. Ne jouons pas avec » (La lutte pour un parti prolétarien). C’est ainsi que les révolutionnaires de nos jours doivent aborder la « question chinoise ».

Les « réformes de marché » des trois dernières décennies ont réintroduit pour des millions d’ouvriers en Chine des formes d’exploitation capitaliste, voire précapitaliste dans certains cas. Beaucoup de militants à gauche en ont conclu que la bureaucratie du Parti communiste chinois (PCC) s’est transformée en nouvelle classe dirigeante pour rendre « la Chine rouge » capitaliste.

La censure du PCC et une « communication sélective » de la part des médias occidentaux contribuent à une confusion généralisée sur la nature de la société chinoise. On interprète d’autant plus difficilement les développements récents en raison de l’immensité et de la diversité extrêmes de la Chine. La disparité entre régions—boom au sud-est, anémie au nord, isolement et sous-développement relatif à l’ouest—est énorme. Des différences considérables se manifestent même entre provinces d’une même région, comtés d’une même province et même entre villages dans un même comté. Au village Nanjie dans la province du Henan, par exemple, où est conservée la production agricole collectivisée, les entreprises industrielles fournissent toujours à leurs personnels le fameux « bol de riz en fer » garanti par Mao à partir des années 1950. Or d’autres villages du Henan, eux ont déjà vu la privatisation quasi totale de toute l’industrie d’Etat et collectivisée.

En dernière analyse le caractère de classe d’un Etat se fonde sur les rapports sociaux de production. La Révolution chinoise de 1949 donna naissance à un Etat ouvrier bureaucratiquement déformé modelé sur l’Union soviétique sous Staline. Bien qu’on expropria largement le capital étranger et national, une caste privilégiée—les couches supérieures du PCC—monopolisa le contrôle politique pour poursuivre au niveau international une politique de collaboration de classes, tout en jurant de tracer un chemin autarcique vers une Chine « socialiste » nationalement isolée.

Affirmer que la Chine demeure un Etat ouvrier déformé ne consiste pas à nier que la politique du PCC au cours de ces dernières décennies favorise une restauration du capitalisme. C’est dans les faits la seule description qui apporte une explication cohérente du caractère de classe du PCC, des origines et développement de l’Etat créé par le bouleversement social de 1949, et des avenirs possibles de la Révolution chinoise.

Une restauration capitaliste—c’est-à-dire le renversement du PCC et son remplacement par un régime voué à la privatisation des terres, des banques et du reste du secteur étatique—frapperait durement les 1,3 milliards de citoyens de la Chine, dont la très grande majorité sont travailleurs et paysans. Elle susciterait aussi d’énormes contrecoups internationaux, dont une augmentation considérable de la pression à l’encontre du Vietnam, la Corée du Nord et Cuba, les autres Etats ouvriers déformés existants. L’ouverture de l’immense marché chinois à une pénétration étrangère sans limite entrainerait une lutte chaotique et dangereuse impliquant les Etats-Unis, le Japon, et même d’autres puissances impérialistes, pour s’accaparer le butin de la contrerévolution.

La question chinoise aujourd’hui

La Chine est depuis longtemps une pierre de touche importante pour les marxistes internationalistes. La défaite sanglante de la Deuxième Révolution chinoise de 1925-27 amena Léon Trotsky à généraliser sa théorie de la révolution permanente. Trotsky conclut que, de même qu’en Russie tsariste, les capitalistes autochtones en Chine et dans d’autres pays arriérés sont trop intimement liés à l’impérialisme étranger, et craignent trop la révolte plébéienne, pour être capables de réaliser une révolution bourgeoise-démocratique :

« Pour les pays à développement bourgeois retardataire et, en particulier pour les pays coloniaux et semi-coloniaux, la théorie de la révolution permanente signifie que la solution véritable et complète de leurs tâches démocratiques et de libération nationale ne peut être que la dictature du prolétariat, qui prend la tête de la nation opprimée, avant tout de ses masses paysannes. »
—« Qu’est ce que la révolution permanente ? »

Pendant les années 1930, sous la direction de Mao, le PCC prônait la stratégie menchévique/stalinienne de la révolution « par étapes ». Cette stratégie collaboratrice de classes préconisait comme étape préliminaire une unité « démocratique nouvelle » avec la bourgeoisie « progressiste » (représentée par le Guomindang de Chiang Kaï-Chek) supposée favoriser à la fois les exploiteurs et leurs victimes. On reportait la « deuxième étape » socialiste à quelque point flou dans un avenir indéfini.

Mais dans le cours d’une guerre civile brutale et prolongée qui polarisa la société chinoise, le PCC fut finalement obligé d’abandonner toute idée de coalition avec le Guomindang. En 1949, quand les armées paysannes du PCC occupèrent les villes principales de la Chine, Chiang et ses généraux s’enfuient à Taïwan avec la majorité des grands capitalistes dans leur sillage. La victoire du PCC brisa l’Etat bourgeois existant et libéra la Chine du contrôle impérialiste. On expropria la propriété de l’aristocratie foncière et restitua des millions d’hectares de terre arable aux pauvres ainsi que le matériel agricole. En ville, on nationalisa la propriété de la « bourgeoisie bureaucratique » et institua un monopole d’Etat sur le commerce extérieur. En même temps, le PCC écrasa impitoyablement toute tentative d’activité politique indépendante par le mouvement ouvrier et créa une économie centralisée et bureaucratiquement planifiée.

La Révolution chinoise stupéfia les commanditaires impérialistes de Chiang et aviva l’anticolonialisme et la révolte sociale à travers l’Asie de l’Est et au-delà. Elle ne tarda pas à apporter d’énormes progrès à la très grande majorité de la population chinoise. La femme, qui vivait jusque-là dans des conditions proches de l’esclavage, put pour la première fois entrer dans la vie sociale et économique. L’alphabétisme progressa formidablement, et il y eût de massives améliorations des services de santé, du logement, de l’éducation et de la prestation d’autres services sociaux de base. On engagea un programme titanesque d’irrigation et de construction de stations de production d’eau potable, bases pour d’importants progrès dans la productivité agricole. L’espérance de vie de 35 ans dans la Chine prérévolutionnaire passa à 65 ans dès le milieu des années 1970.

Malgré les conséquences catastrophiques du « Grand Bond en avant » à la fin des années 1950, et le chaos de la « Grande Révolution culturelle prolétarienne » des années 1960, l’économie de la Chine crut considérablement. Entre 1950 et 1977, sa production industrielle s’accrut à un taux annuel moyen de 13,5 pour cent, c’est-à-dire plus rapidement que dans tout autre grand pays—soit « en voie de développement », soit « développé »—dans cette même période.

Comme l’a fait observer l’historien Maurice Meisner, « Sans la révolution industrielle de l’ère Mao, les réformateurs économiques qui ont atteint les hautes sphères du pouvoir pendant l’ère d’après Mao n’auraient pas trop eu à réformer » (Mao’s China and After: A History of the People’s Republic).

A la différence de la Révolution bolchévique menée par Lénine et Trotsky, la Révolution chinoise de 1949 que dirigea le PCC de Mao fut bureaucratiquement déformée dès le début. La Révolution russe de 1917 fut mise en œuvre par le Parti bolchévique à la tête d’un mouvement ouvrier conscient de son appartenance de classe et formé par plusieurs années de lutte politique. Les bolchéviques cherchèrent à créer un Etat basé sur les institutions de la démocratie prolétarienne—les conseils ouvriers—et considéraient la Révolution d’Octobre comme première étape d’une révolution socialiste mondiale. La prise de pouvoir par le PCC impliqua un bouleversement social militaro-bureaucratique, et les institutions qu’il créa furent étroitement calquées sur celles de l’Union soviétique dégénérée. La bureaucratie PCC embrassa le « socialisme dans un seul pays », ce dogme réactionnaire de Staline qui constitue une négation de la nécessité de l’extension mondiale de la révolution, et met l’accent sur un développement national.

Trotsky considérait la bureaucratie stalinienne, qui après 1923 consolida son pouvoir dans l’Union soviétique, comme une caste fragile et contradictoire, plutôt qu’une classe possédante d’un genre nouveau:

« La classe, pour un marxiste, représente une notion exceptionnellement importante et d’ailleurs scientifiquement définie. La classe se détermine non pas seulement par la participation dans la distribution du revenu national, mais aussi par un rôle indépendant dans la structure générale de l’économie, par des racines indépendantes dans les fondements économiques de la société. Chaque classe (féodaux, paysannerie, petite-bourgeoisie, bourgeoisie capitaliste, prolétariat) élabore ses formes particulières de propriété. De tous ces traits sociaux, la bureaucratie est dépourvue. Elle n’a pas de place indépendante dans le processus de production et de répartition. Elle n’a pas de racines indépendantes de propriété. Ses fonctions se rapportent, dans leur essence, à la technique politique de la domination de classe. »
—« La nature de classe de l’État soviétique », Octobre 1933

Le pouvoir et les privilèges de la bureaucratie soviétique découlaient paradoxalement de la propriété collectivisée de l’Etat ouvrier. Elle « volait le peuple » à travers un parasitisme social endémique plutôt que par une exploitation de classe à proprement parler. Trotsky expliquait que les secteurs de la bureaucratie qui espéraient assurer leurs privilèges à travers la privatisation des avoirs d’Etat s’aligneraient sur les forces de la restauration capitaliste. Les éléments plus conservateurs, regroupés parmi ceux risquant de tout perdre en cas d’une privatisation de grande envergure, seraient enclins à résister à la contrerévolution et pourraient même se rallier à un soulèvement ouvrier prosocialiste. Trotsky soutint que la caste stalinienne dirigeante n’avait aucune fonction sociale nécessaire. A la longue, si le prolétariat ne réussissait pas à arracher le pouvoir des mains de la bureaucratie à travers une révolution politique, la contrerévolution capitaliste détruirait l’Etat ouvrier.

Notre analyse de la Révolution chinoise est fondée sur les contributions historiques de la Spartacist League (SL) des années 1960 et 70, à l’époque où elle était toujours une organisation révolutionnaire. (Pour une explication de sa dégénérescence, voir Whatever Happened to the Spartacist League? [Qu’est-il arrivé à la Spartacist League ?].) A la fin des années 1960, quand les militants de la Nouvelle gauche ainsi que des « trotskystes » acclamaient la « Révolution culturelle » de Mao, la SL l’identifia justement comme querelle intra-bureaucratique, et affirma que toute aile du PCC constituait un obstacle au développement socialiste de la Chine, qui dépendait en fin de compte d’une extension internationale de la révolution prolétarienne. Cette position fut justifiée lorsqu’au début des années 1970 la fraction de Mao, pleine d’entrain à la suite de sa victoire sur ses rivaux les « compagnons de route capitalistes », noua avec l’impérialisme US une alliance ouvertement antirévolutionnaire contre l’Etat ouvrier dégénéré soviétique.

Malgré les changements énormes que la Chine a connus depuis, il reste une continuité essentielle entre le régime Mao des années 1970, celui de Deng Xiaoping des années 1980 et celui de Hu Jintao d’aujourd’hui. L’Etat ouvrier déformé créé par la Révolution de 1949 n’a pas (encore) été détruit. En défendant inconditionnellement contre la restauration capitaliste l’Etat ouvrier déformé chinois, les trotskystes sauvegardent les acquis de la révolution sociale malgré—et contre—les bureaucrates maoïstes/staliniens qui monopolisent le pouvoir politique en son sein.

Impressionnistes sur la Chine : le réformisme à rebours

Il y a 15 ans, certains à gauche croyaient que le « socialisme de marché » de Deng puisse constituer une « troisième voie » viable entre la planification et le marché (avis que nous avons critiqué dans 1917, édition anglaise, n° 14). Naturellement, ces illusions se sont envolées depuis. Ceux qui vantaient autrefois le « socialisme de marché » considèrent actuellement la Chine comme une société purement capitaliste. Victor Lippit, un éminent spécialiste gauchisant de la Chine qui pendant les années 1990 avait embrassé les « réformes » de Deng, a conclu entretemps qu’une sorte d’Etat providence capitaliste est le mieux que l’on peut espérer (Critical Asian Studies, janvier 2005).

Lippit, ainsi que d’autres qui partagent son appréciation pessimiste, tendent vers une notion social-démocrate de l’Etat chinois comme étant un instrument sans appartenance de classe qui, dans le cas de l’échec de la planification bureaucratique, pourrait commencer à introduire des éléments du marché pour arriver graduellement à une société tout à fait capitaliste. Trotsky critiqua des telles notions : « Qui affirme que l’État soviétique s’est transformé graduellement d’État prolétarien en État bourgeois ne fait que dérouler en sens inverse le film du réformisme » (op. cit.).

Les marxistes, contrairement aux réformistes, considèrent que sur le fond, l’Etat se compose de « détachements spéciaux d’hommes armés » qui exercent un monopole de la force en défense de formes de propriété définies—comme l’expliqua Lénine dans L’Etat et la révolution. On ne saurait pas davantage restaurer le capitalisme dans un Etat ouvrier à travers l’extension quantitative des relations de marché que l’éliminer dans un Etat bourgeois à travers une expansion graduelle du secteur public dans les opérations bancaires ou la production industrielle.

La plupart des fables sur la « restauration capitaliste » en Chine s’étayent sur l’apparente prédominance de relations de marché dans son économie. Même les organes principaux du capital financier impérialiste, habituellement sensibles à l’égard des droits de propriété, parlent régulièrement d’une Chine « capitaliste », avec quelque modification. L’Economist du 20 septembre 2008, par exemple, évoque un capitalisme « dirigé par l’Etat » et « oligarchique » en Russie comme en Chine. D’autre part on décrit l’économie chinoise comme un « capitalisme autoritaire », un «capitalisme bureaucratique » et un « capitalisme en développement ».

Une des tentatives « trotskystes » les plus plausibles d’expliquer comment le PCC aurait présidé à une réintroduction sans heurt du capitalisme parut dans le numéro de décembre 2007/janvier 2008 de Socialism Today, publication du Comité pour une internationale ouvrière (CIO). Dans une déclaration intitulée « La contrerévolution capitaliste en Chine », Vincent Kolo, représentant une position minoritaire au sein du CIO, avance que les staliniens chinois aient effectué une restauration totale du capitalisme. L’article affirme qu’« une contrerévolution sociale brutale au cours des dernières deux décennies… a fait que la bureaucratie anciennement maoïste/stalinienne, comme ses homologues d’Union soviétique et l’Europe de l’Est, a laissé tomber la planification centrale pour épouser une position capitaliste ».

Kolo brosse un tableau vif des répercussions dévastatrices des « réformes » PCC sur les services d’éducation et de santé qui, garantis auparavant via des collectivités rurales ou entreprises d’Etat urbaines, sont de nos jours inabordables pour beaucoup. Il prétend que la Chine est plus incorporée au système capitaliste mondial que ne l’est la Russie ou le sont d’autres Etats ex-soviétiques en matière d’échange et pénétration de capitaux étrangers. Il fait observer que les sociétés privées chinoises sont tristement célèbres pour leur répression antisyndicale, leur corruption, la destruction environnementale et leurs conditions de travail dangereuses. Quoiqu’il avoue que les banques chinoises, qu’il juge « aussi parasitaires que n’importe quelle autre dans le monde capitaliste », sont dirigées avec rigueur par l’Etat, il avance que ceci n’est pas rare en Asie. Il concède qu’en Chine les terres demeurent officiellement propriété de l’Etat, mais prétend que des « réformes » successives, qui équivaudraient à une « contrerévolution terrienne », aient en réalité privatisé leur utilisation.

Kolo souligne qu’au cours de cette dernière décennie l’emploi dans les entreprises d’Etat et les collectivités a diminué de moitié à force de vagues de « réformes » commerciales, fusions et licenciements, rachats d’entreprises par leur direction et privatisations d’actions. Aujourd’hui, les trois quarts de la main-d’œuvre urbaine sont employés hors du secteur public. Tout en concédant que les entreprises d’Etat représentent le gros de l’investissement fixe, Kolo affirme que du fait qu’elles soient censées rapporter un bénéfice, elles ne représentent qu’un « levier pour développer l’économie capitaliste en fournissant des services essentiels, telles que l’énergie et la communication, et pour investir de manière ciblée dans certains domaines technologiques avancés à l’instar des modèles japonais et coréens ».

Il n’y a aucun doute que le nombre d’entreprises d’Etat diminue et que des pressions sont exercées pour qu’elles deviennent rentables. Il est vrai aussi qu’on a poussé sur la défensive les ouvriers des entreprises d’Etat, eux que l’on pourrait considérer comme la pierre angulaire du sentiment prosocialiste dans le prolétariat chinois. Mais une étude approfondie de l’évolution des « réformes » économiques en Chine, et leur rapport au fractionnalisme récemment manifesté au sein du PCC, démontre que l’Etat chinois n’a pas subi de transformation qualitative. Il demeure un Etat ouvrier déformé.

« Réformes » de marché et contrôle du PCC

Les staliniens chinois inaugurèrent les « réformes » de marché en 1978 sans aucune intention de donner naissance à une classe capitaliste indigène ou de miner les entreprises d’Etat. Au contraire, ils espéraient que l’éperon de la concurrence de marché rende les firmes d’Etat plus efficaces, stimule l’exportation, modernise la technique de production et accélère ainsi la transformation de la Chine en « superpuissance »—bref l’objectif de Mao du début à la fin. Mais comme nous l’avons déjà souligné (voir 1917, édition anglaise, n° 14 et n° 26), on n’harmonise pas la logique du marché et un système caractérisé par la propriété d’Etat et la planification centralisée. Un marché capitaliste impose sa discipline aux travailleurs et aux gérants à travers la « loi de la valeur »—lorsque la force du travail devient trop cher, on s’en débarrasse ; lorsqu’une firme ne peut pas faire concurrence, elle fait faillite. « L’efficacité » du marché capitaliste procède de la marchandisation de la force du travail et des moyens de production.

La planification dans un Etat ouvrier, par contre, subordonne la loi de la valeur à une coordination économique délibérée. Evgueni Preobrajenski, l’économiste principal de l’Opposition de gauche pendant les années 1920, nota dans La Nouvelle Économie politique que deux lois à tendances diamétralement opposées agissent pendant la période de transition entre le capitalisme et le socialisme. La première il l’identifia comme la « loi de l’accumulation socialiste primitive » ; la deuxième, la loi de la valeur. Dans le cas ou ces deux facteurs existent en contradiction, si la priorité délibérément donnée à la planification n’annule pas la loi de la valeur, ce même mécanisme de planification sera neutralisé—c’est-à-dire que de précieuses ressources d’investissements seront assignées à partir de considérations de maximation de profit plutôt que d’utilité sociale.

Au fur et à mesure des années 1980, la politique économique de Pékin oscilla—accès de « réforme » relayant des périodes de reculs—, les conséquences néfastes d’une dépendance vis-à-vis des indicateurs de marché devenant trop prononcées. La répression brutale en 1989 des manifestations de Tiananmen a été suivie d’une période de lutte intestine au sein de la direction PCC entre « conservateurs » et éléments pro-marchés menés par Deng. La victoire en 1992 de la fraction de Deng a apporté une vague de « réforme » dramatique et ininterrompue, dont bien des conséquences sont citées comme preuve de la transformation capitaliste de la Chine.

Les réformes de marché ont entrainé, par moyens légaux aussi bien qu’illégaux, des appropriations à grande échelle d’avoirs d’Etat. Ceci a suscité nombre de phénomènes qu’on pourrait attendre d’une contrerévolution sociale, dont une corruption endémique, la dégradation environnementale, des licenciements de masse et le ravage de la protection sociale. Ces développements, s’ils montrent la voie que prend la Chine, ne signifient pas pour autant la restauration du capitalisme.

Un facteur significatif qu’il faut prendre en compte est la portée de la privatisation de l’économie. L’importance sociale et politique du secteur agricole chinois demeure énorme, puisque quelques 700 millions de personnes—près de la moitié de la population—travaillent toujours la terre. Certains à gauche considèrent à tort la décollectivisation de l’agriculture par Deng comme privatisation de fait. En fait, la terre demeure la propriété de l’Etat, ce qui protège biens des familles de paysans pauvres de l’impact des caprices du marché. Bien que les conditions varient grandement de région en région, il est fréquent qu’un gouvernement municipal redistribue les droits d’utilisation de la terre, au mépris des locations, afin de maintenir une parité approximative de patrimoine immobilier. On limite par endroits la spéculation et l’appropriation capitaliste avec des interdictions pour les ménages agricoles d’utiliser leur terre pour des buts non-agricoles. Des restrictions sur l’utilisation des terres se sont avérées bouée de sauvetage pour les millions de travailleurs migrants rentrant actuellement dans leurs villages natals après avoir été licenciés par les industries d’exportation de la côte est chinoise (China Leadership Monitor, hiver 2009).

Les formalités légales n’empêchent pas certains gouvernements locaux de vendre des terres paysannes à des intérêts industriels et commerciaux—presque la moitié des 90 000 « incidents de masse » en Chine l’année passée ont été déclenchés par de telles saisies. La presse bourgeoise occidentale annonce avec jubilation que certains paysans désespérés souscrivent à une privatisation dans l’intention de protéger leur bail foncier de la saisie illégale. Le sentiment pro-privatisation existe bel et bien, mais n’est aucunement généralisé. En 2008 à Longzhuaoshu, un village à côté de Pékin, des centaines de cultivateurs furieux ont dressé une large banderole sur laquelle on pouvait lire, comme protestation suite à une réparation famélique des terres ayant été spoliées pour utilisation non-agricole : « On ne doit pas utiliser les terres collectives à buts commerciaux » (Toronto Star, 15 novembre 2008). Durant trois jours ils ont bloqué camions, bulldozers et pelleteuses. A la fin, ils furent dispersés par des casseurs à gages et la police locale, mais leur volonté de résister à ce parasitisme social souligne l’importance que la question des terres aura sans doute pour les luttes politiques et sociales à venir.

L’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001 a présenté une menace potentielle pour la survie de paysans incapables de concurrencer la production mécanisée à grande échelle de l’agroalimentaire impérialiste. Bien que remplissant quelques obligations de l’OMC à travers une baisse de ses tarifs douaniers et contingents d’importation, Pékin protège jusqu’ici les petits agriculteurs pour éviter de mettre en faillite des millions de ménages pauvres. Le programme « nouvelle campagne socialiste » du PCC, qui a supprimé les frais de scolarité dans les écoles primaires et secondaires, diminué les taxes agricoles, élargi l’investissement en infrastructure et augmenté le financement de services sociaux, améliore d’ailleurs la situation de bien des familles rurales.

Dans le secteur industriel, il y a dix ans les entreprises d’Etat ont subi des altérations dramatiques lorsque quelque 30 millions d’ouvriers ont été licenciés et des dizaines de milliers de petites et moyennes entreprises privatisées ou « corporatisées » à travers la répartition de leurs actions et leur mise en partenariats commerciaux (voir 1917, édition anglaise, n° 26). La direction PCC Zhu Rongji/Jiang Zemin a fait passer ces mesures comme sorte de « thérapie de choc » en préparation de l’entrée de la Chine à l’OMC. Elle souhaitait obliger les plus grandes entreprises d’Etat à devenir concurrentielles au niveau international sans révoquer pour autant la mainmise étatique. Dans les faits, les entreprises d’Etat ont survécu, indépendamment de leur rentabilité, grâce au contrôle étatique du système bancaire.

En 2003, les entreprises d’Etat représentaient 70 pour cent des immobilisations et 30 pour cent de la production non-agricole. Le secteur étatique domine toujours dans la plupart des industries stratégiques, dont la machinerie lourde, l’acier, le pétrole, les métaux non ferreux, l’électricité, les télécommunications et les transports. Au cours des années récentes, on a virtuellement cessé la privatisation d’entreprises d’Etat les plus importantes. Seulement une dixième des entreprises d’Etat insolvables ont fait faillite en 2007 et 2008 ; les autres en ont été empêchées par des fonctionnaires locaux dans la crainte de perdre l’accès à des ressources gouvernementales (Economist, 13 décembre 2008).

L’ampleur du secteur étatique distingue la Chine de ses voisins capitalistes, dont les fameux « tigres ». Les entreprises d’Etat de Singapour constituent quelque dix pour cent du PIB ; celles de la Corée du Sud, cinq pour cent ; celles de Taïwan, la moitié de cela (UBS Investment Research, « How to Think About China »). Considérées ensemble, les dimensions du secteur étatique et la mainmise des terres signifient que, malgré les percées de la propriété privée, l’économie chinoise demeure principalement collectivisée. Zhiwu Chen, un économiste de l’Université Yale remarque :

« Malgré la privatisation, il y a de nos jours autour de 119 000 entreprises d’Etat avec une valeur collective déclarée de 4 000 milliards de dollars. Les terres étatiques s’élèvent à plus de 7 000 milliards de dollars. Considérées ensemble, ces avoirs étatiques représentent les trois quarts de la richesse productive nationale chinoise.

« Vu l’étendue de la propriété étatique, la plupart des gains en valeur réalisés au cours des dernières 30 années chez les actifs est tombée directement dans les coffres de l’Etat. Etant donné que la plupart des ménages ne détiennent pas d’actifs productifs, ils ne peuvent en rien tirer profit de la valorisation des actifs ou des revenus terriens. Pour la majorités des citoyens, le salaire est la seule source de revenus. »
Globe and Mail [Toronto], 26 novembre 2008

Bien entendu, on ne peut pas identifier un Etat ouvrier déformé seulement en chiffrant les avoirs de l’Etat. Il est arrivé bien des fois qu’un Etat capitaliste ait recours à des nationalisations importantes en réponse à une crise majeure ou pour renflouer, dans un secteur stratégique, une entreprise incapable de concurrencer sur le marché. Divers Etats semi-coloniaux ont même nationalisé le pétrole et d’autres ressources naturelles afin d’augmenter leurs revenus et renforcer leur autonomie vis-à-vis des impérialistes. Plutôt que des mesures « anti-impérialistes », elles sont des mesures destinées à fortifier la position de la bourgeoisie indigène dans son ensemble.

Ceux qui jugent la Chine comme étant capitaliste prétendent que la propriété nationalisée joue ce rôle à l’époque actuelle, et se représentent la bureaucratie PCC comme n’étant qu’un agent d’intérêts capitalistes étrangers et nationaux. Bien que pour l’instant, les capitalistes de la Chine se limitent effectivement à un discours « réformateur » plutôt que radical à l’endroit du PCC, les impérialistes de même que les capitalistes indigènes ambitionnent l’établissement d’une « démocratie pluripartite » bourgeoise où tous seraient désormais « libres » d’acheter autant d’influences politiques qu’ils le peuvent.

Pour ce qui est de l’économie, les idéologues bourgeois ont tendance à proposer des « réformes » pour réduire peu à peu le secteur étatique et favoriser l’accumulation capitaliste, affermissant ainsi les forces restaurationnistes en vue de la crise politique inéluctable dont s’approche la Chine. Un article écrit en 2006 par Wing Thye Woo, un économiste chinois qui enseigne à l’Université de Californie à Davis, dresse la liste des vœux exprimés par ceux qui aimeraient voir la restauration du capitalisme :

« La tâche économique la plus importante pour la Chine est l’adoption du meilleur moyen d’expansion économique que connaît l’histoire économique mondiale : une économie de marché où les entreprises privées compétitives constituent la norme, et où l’Etat se concentre principalement sur l’allocation de biens publics et l’assurance sociale. Le passage à ce nouveau moyen d’expansion exige que la Chine poursuive la privatisation des entreprises d’Etat non liées à la défense qui ne sont pas monopoles naturels, commence la privatisation des [banques étatiques], et diminue sévèrement la discrimination légale à l’encontre du secteur privé. »
Journal of Chinese Economic and Business Studies, février 2006

En décembre 2008 une meute de « dissidents » a présenté au monde la « Charte 08 », une déclaration encore plus ouvertement contrerévolutionnaire que celle baptisée du nom de « Charte 77 », le manifeste de 1977 qui servit de point de ralliement capitaliste-restaurationniste en Tchécoslovaquie. L’avant-propos de la Charte 08 rejette la Révolution de 1949 en affirmant que « la victoire des communistes sur les nationalistes dans la guerre civile lança la nation dans l’abîme du totalitarisme ». Le document contient la grille suivante pour la contrerévolution sociale :

« Nous devons établir et protéger le droit à la propriété privée et promouvoir un système économique de marchés libres et équitables. Nous devons supprimer les monopoles d’Etat au commerce et industrie et garantir la liberté de créer de nouvelles entreprises. Nous devons établir un Comité sur la propriété d’Etat, responsable à la législature nationale, qui surveillera le transfert d’entreprises d’Etat à des mains privées de manière équitable, compétitive et ordonnée. Nous devons entamer une réforme agraire qui encourage une possession privée des terres, garantisse le droit à les acheter et vendre, et permettre que la valeur véritable de la propriété privée soit représentée sur le marché. »
—réimprimé dans la New York Review of Books, 15 janvier 2009

Le poids de plus en plus lourd des entreprises capitalistes privées, étrangères ainsi que nationales, favorise les forces de la contrerévolution mais ne résout pas à lui seul la question primordiale de savoir quelle classe domine. La tâche décisive de la contrerévolution capitaliste est la conquête du pouvoir d’Etat. La résistance phénoménale et continuelle des ouvriers et paysans à travers la Chine face à l’empiétement capitaliste, quoique toujours sans direction politique, annonce que le destin ultime de la Révolution chinoise reste à déterminer.

Virage « à gauche » du PCC

Sous le régime de Jiang Zemin/Zhu Rongji (1996 à 2002) un secteur influent de la bureaucratie dirigeante a épousé ouvertement l’idée qu’une transition harmonieuse à une économie capitaliste pourrait s’effectuer sans troubler la suprématie du PCC ou entraîner un conflit social majeur. Mais la plus grande partie des cadres du parti semblent reconnaître qu’ils n’auraient aucun rôle à jouer dans une économie totalement privatisée. Les entreprises d’Etat sont censées être rentables, et la plupart l’ont effectivement été ces dernières années, mais leurs valeurs aux yeux du parti n’est pas simplement d’ordre économique. Elles constituent les fondements du pouvoir politique du PCC, la justification primaire de son existence et une école de formation clé pour son noyau. Chez les entreprises d’Etat toute nomination au sommet, promotion ou révocation exige l’approbation du Département d’organisation et du Ministère du personnel du parti.

Un directeur d’entreprise d’Etat qui veut faire avancer sa carrière est obligé de contrebalancer la recherche de profit avec d’autres exigences fixées par le parti. En 2002, deux exécutifs dans l’industrie pétrolière étaient candidats pour être promu de membre en alternance à membre de plein droit du Comité central au 16ième Congrès du Parti : Ma Fucai de PetroChina et Li Yizhong de Sinopec. Tous deux avaient dû gérer des grèves dans leurs entreprises, mais Ma, qui pour les profits de l’entreprise avait refusé toute concession à ses travailleurs, a dû se passer de promotion, tandis que Li, qui en prenant une approche conciliatoire s’était montré plus en harmonie avec les soucis du parti sur la cohésion sociale, a été promu membre de plein droit (Erica S. Downs, « Business Interest Groups in Chinese Politics: The Case of the Oil Companies », China’s Changing Political Landscape).

Une crainte de l’instabilité sociale contraint le programme de privatisation du PCC. Les ouvriers dans le secteur étatique de la Chine, qui constitue toujours le noyau de l’économie, ont tendance à identifier la propriété d’Etat comme leur appartenant et montrent une hostilité envers les capitalistes privés. Un ex-employé dans une entreprise d’Etat de cadres de fenêtre, en observant la démolition de son usine après sa vente à un promoteur immobilier privé, a prononcé avec amertume :

« Chaque pouce d’herbe et tout morceau d’acier dans l’usine appartenaient à nous, ouvriers. Ils étaient notre sueur et notre travail. Des gens avaient les larmes aux yeux lorsqu’ils ont vu les morceaux de cadres laissés sur la terre calcinée. C’étaient des avoirs d’Etat et ces fonctionnaires les ont tout juste gaspillés… »
Theory and Society, vol. 31 (2002)

Dans leurs dénonciations d’incursions de rapports sociaux capitalistes, les ouvriers du secteur d’Etat emploient souvent la rhétorique socialiste du PCC lui-même. Lors de la privatisation de la sucrerie Changjiang, ses salariés ont protesté :

« La façon de restructurer la forme de propriété doit être décidée démocratiquement par les travailleurs. Le gouvernement de comté ne peut pas décider unilatéralement… Les travailleurs sont les maîtres de l’entreprise et le sujet principal (zhuti) de la réforme. Restructurer sans consulter le conseil de travailleurs et personnel et vendre l’usine sans en avertir les travailleurs sont des graves violations des droits démocratiques des travailleurs. Nous exigeons qu’on nous redonne nos droits démocratiques. »
Modern China, vol. 29, n° 2 (avril 2003)

Des telles plaintes touchent une corde sensible dans la société chinoise. Il y a une perception répandue que le gouvernement agit comme l’instrument d’élites puissantes et opulentes enrichies par les réformes du marché au détriment des travailleurs moyens. L’administration actuelle du président Hu Jintao, qui est également secrétaire générale du PCC, et le premier ministre Wen Jiabao a répondu avec le premier virage « à gauche » du PCC depuis les évènements de Tiananmen, et tente de se faire passer pour adversaire des abus des compagnons de route capitalistes et défenseur des travailleurs et paysans.

Le premier geste de cet ajustement s’est présenté en 2004, lorsque des intellectuels éminents de ce qu’on a baptisé depuis la « Nouvelle Gauche chinoise » ont fait campagne pour la dilapidation d’immenses avoirs publics qui avaient accompagné la privatisation d’importantes entreprises d’Etat. En novembre de cette année le gouvernement a mis un terme au rachat d’entreprises d’Etat par leur direction—la méthode standardisée de privatisation—alors que la Commission de la supervision et de l’administration des actifs d’Etat (CSAAE, établie en 2003 pour gérer les entreprises d’Etat) a pris des mesures pour maximiser la valeur du patrimoine de l’Etat et empêcher la liquidation d’actifs. Depuis, la privatisation des grandes entreprises d’Etat stagne. On a prohibé la propriété étrangère de la sidérurgie et abruptement renationalisé un certain nombre de petites mines privées (dans lesquelles ont eu lieu une série d’accidents meurtriers).

On a accompagné ces mesures de nouvelles restrictions à la fois sur les « capitalistes rouges » du pays (les fonctionnaires PCC qui deviennent « entrepreneurs ») et les investisseurs étrangers, les deux principaux gagnants des « réformes de marché » axées sur les exigences de l’OMC. Le gouvernement central a commencé à réguler attentivement les transactions immobilières urbaines et a imposé des contrôles des prix et des dépenses, y compris sur les aliments. La collusion entre fonctionnaires locaux et sociétés privées est prise pour cible, et on a lancé une immense campagne anti-corruption focalisée sur les élites côtières.

En 2006-07, le PCC a imposé de nouvelles réglementations sur le capital étranger, redoublé d’attention sur l’examen des fusions incitées par des intérêts étrangers et introduit de nouvelles limitations aux opérations bancaires, le commerce en détail et la fabrication industrielle. Ces mesures, censées avantager les sociétés nationales et freiner la croissance de la pauvreté et l’inégalité, ont mené Myron Brilliant, vice-président pour l’Asie à la Chambre de commerce des Etats-Unis, à s’indigner : « Ce n’est pas seulement un danger pour les investisseurs, cela fait aussi obstacle à la transition de la Chine en une économie de marché » (New York Times, 16 novembre 2007).

Les freins infligés au secteur privé, quoiqu’extrême-ment réduits, signalent que des couches importantes du PCC, ressentant une pression d’en bas, sont inquiets du rythme et de l’envergure des « réformes de marché ». En juin 2007, les médias d’Etat ont publié des exposés horrifiques sur des enfants et malades mentaux forcés de travailler en quasi esclaves dans des briquèteries au Shanxi, une province intérieure relativement pauvre. La révélation que des fonctionnaires PCC locaux auraient toléré cette exploitation brutale a provoqué une colère populaire acharnée et rallumé la critique publique de la « réforme » procapitaliste.

Un groupe de 17 cadres supérieurs du PCC, dont des retraités influents des ministères de défense et de l’industrie, ont publié une lettre ouverte critiquant l’envergure de la pénétration étrangère de l’économie, la marginalisation du secteur étatique et les bas salaires qu’ont entrainés les réformes. Ses auteurs ont exhorté l’imminent 17ième Congrès du Parti à abandonner la voie du capitalisme pour retourner à la « Pensée Mao Zedong », c’est-à-dire la renationalisation et la planification centrale. Ils ont averti que si les réformes de marché continuent, « un personnage du genre Eltsine surgira, et tant le Parti que le pays seront bientôt détruits tragiquement » (reproduit sur mrzine.monthlyreview.org).

Les propositions des opposants maoïstes n’ont pas été adoptées. Les « conservateurs » sont visiblement minoritaires au sein du PCC ; la fraction maoïste l’est davantage. Mais les 17 qui ont signé la lettre ne sont pas des figures mineures. Même s’il est impossible de prendre le pouls du sentiment « conservateur » au sein du PCC, l’histoire tourmentée du droit de propriété chinois suggère qu’il n’est pas négligeable. En 2007, l’Assemblée nationale populaire a ratifié presque à l’unanimité une « Loi sur le droit de propriété en République populaire de Chine », par un vote de 2 826 contre 37, avec 22 abstentions. Cet acte, qui a pour la première fois explicité les droits des propriétaires privés, avait pendant 13 ans été bloqué par une opposition « conservatrice » et maoïste. Jusqu’en 2006, ses partisans n’avaient pas même pu le soumettre pour sa reconnaissance officielle, ce qui laisse présumer qu’il affronte toujours des obstacles à huit clos.

La bureaucratie du PCC se soucie beaucoup de donner une impression de stabilité et d’unité, mais les virages populistes-de-gauche de Hu semblent avoir aggravé les tensions internes. Les « conservateurs » jugent trop superficielles les sanctions hautement médiatisées prises contre la concurrence capitaliste pour contenir la marée montante du mécontentement plébéien. Les restaurationnistes-capitalistes, ou « néolibéraux », ont la préoccupation inverse : ils craignent que les mesures de Hu bloquent le passage à des relations d’échange « libres ». Avec l’appui de plusieurs des plus éminents économistes chinois, ils ciblent les cruciales entreprises d’Etat « tête de dragon » comme prochaines proies des privatisations.

Pour la révolution politique ouvrière en Chine !

Le cap et la cadence des développements à venir sont difficiles à prévoir. Il est cependant clair que, en dépit des graves empiétements des rapports sociaux capitalistes et l’émergence d’une couche importante de « capitalistes rouges », la Chine demeure un Etat ouvrier déformé. La bureaucratie PCC ne s’est ni transformée en nouvelle classe possédante ni devenue un instrument fiable du capital étranger ou national. La bureaucratie stalinienne chinoise reste une caste fragile et contradictoire qui agit en courroie de transmission de pression de l’impérialisme mondial, mais dont le pouvoir politique et les privilèges découlent des formes de propriété collectivisées établies par la révolution sociale de 1949. Avec des cadres majeurs à la tête du parti profondément divisés et prônant en public des programmes diamétralement opposés (un retour à la planification centrale versus la restauration pur et simple du capitalisme), il est évident que l’autorité du PCC se précarise.

La discussion sur une émergence de la Chine comme « superpuissance » économique mondiale a atteint son apogée pendant les Jeux olympiques d’été de 2008 à Pékin, mais la crise financière qui leur a aussitôt succédés a souligné la vulnérabilité de son modèle de développement tourné vers l’export, la gravité de l’instabilité sociale et l’hostilité obstinée des puissances impérialistes. Les retombées négatives de l’intégration chinoise dans l’économie capitaliste mondiale se ressentent avec le plus d’acuité dans le sud fortement privatisé et dépendant de l’export.

Déjà, plus de la moitié des fabriques de jouets en Chine ont été poussées à la faillite, jetant dans la rue quelques dix millions de personnes. Un total de 670 000 petites entreprises ont fermé en 2008, entrainant la perte de 6,7 millions d’emplois. On a suspendu tout projet de construction ; les ventes d’automobiles ont chuté et les prix immobiliers sont en baisses. Des manifestations, grèves et émeutes de travailleurs licenciés se produisent chaque jour dans la zone d’exportation dépérissante. Bien que la plupart de ces événements ne soient jamais communiqués par les médias chinois, la direction PCC en est très préoccupée. Lors d’une téléconférence en décembre 2008 Men Jianzhu, le ministre chinois de la sécurité publique, a conjuré les chefs de police du pays de « prendre pleinement conscience du défi apporté par la crise financière mondiale et de faire tout leur possible pour maintenir la stabilité sociale » (le site Web du China Daily, 19 novembre 2008).

La base de la croissance explosive du secteur d’exportation privé en Chine a été l’assurance explicite et implicite que le capital puisse opérer sans ingérence gouvernementale. Ceci restreint la capacité des autorités du PCC à intervenir. Lorsque l’usine de chaussures Weixu à Dongguan (Guangzhou) a fait faillite et que le patron s’est enfui avec les deux mois de salaire dus à ses 4 000 travailleurs, un chauffeur de taxi local a remarqué : « Ce n’est pas une entreprise d’Etat…Vous ne devriez pas déranger le gouvernement. C’est une affaire à régler entre vous et une société privée » (Financial Times, 11 novembre 2008). Mais la bureaucratie PCC redoute de se montrer trop frileuse de peur que des ouvriers essaient de régler leurs comptes avec leurs patrons de manière directe. Ainsi des gouvernements locaux à travers le delta de la rivière des Perles—le point de départ de plus du tiers des exportations de la Chine—tentent de désamorcer les manifestations en intervenant sur la question des salaires impayés.

Les autorités pékinoises espèrent qu’un accroissement énorme des dépenses publiques aidera à corriger les effets de la récession économique mondiale, comme lors de la crise économique asiatique de 1997-98. Le PCC envisage d’investir 4 000 milliards de yuans, un somme équivalent à 16 pourcent du PIB annuel de la Chine, dans une variété de projets parmi lesquels, des logements abordables, plus d’infrastructure rurale, des améliorations des systèmes d’eau et d’énergie ainsi que des transports, des projets écologiques, de l’innovation technologique, des services de santé et dans le domaine de la reconstruction suite à des catastrophes naturelles.

L’initiative chinoise diffère considérablement des « plans de relance » des USA et des autres pays impérialistes, où on joue du financement public pour renflouer les banquiers et d’autres parasites financiers. En Chine, les dépenses provenant du gouvernement central ne représentent que le quart du total, le reste étant attendu des banques étatiques et entreprises d’Etat, c’est-à-dire, des secteurs les plus caractéristiques d’un Etat ouvrier :

« Chris Wood à CLSA, un courtage, dit que l’efficacité du plan de relance dépend de la mesure où la Chine est aujourd’hui une économie capitaliste. Plus elle est “capitaliste”, plus grande sera la récession à l’époque actuelle ; plus elle est toujours une économie de commandement, meilleur sont les chances de reprise en 2009. On a “demandé” aux firmes d’Etat, qui représentent le tiers de la production industrielle et presque la moitié du tout investissement, de ne pas supprimer d’emplois ou de baisser leurs dépenses d’investissement. Toutes les grandes banques sont la propriété de l’Etat, qui nomme leurs présidents. Si elles reçoivent un appel leur demandant de prêter davantage, c’est probable qu’elles le feront. »
Economist, 24 janvier 2009

Le gouvernement chinois s’engage également à stabiliser le secteur d’exportation, en grande partie privée. Pour garantir une force de travail bon marché, pierre angulaire de « l’efficacité » du secteur privé, le régime a repoussé des hausses prévues du salaire minimum, réduit les impôts pour les industries d’exportation et rétabli des subventions antérieurement abrogées. Dans une tentative de regonfler le marché immobilier urbain, on a baissé les impôts sur les transactions immobilières et encouragé les banques à accorder de nouveaux prêts dans ce domaine. Le ministre adjoint de la finance, Wang Jun, estime que les revenus du gouvernement baisseront de 300 milliards de yuans en 2009, apportant un déficit important là où on avait prévu un petit surplus (le site Web de Caijing, 24 décembre 2008). Certains directeurs de banque, exhortés pendant des années à faire du profit, sont aujourd’hui peu disposés à retourner au temps où les prêts non productifs représentaient une grande partie de leur portefeuille. Un banquier haut placé a déploré : « Vous attendez que les banques accordent immédiatement un prêt à la requête du gouvernement ? … Nous passons par une procédure pour l’accord de chaque prêt et elle n’est pas rapide » (le site Web de Caijing, 26 décembre 2008).

Avec le secteur privé de la Chine en contraction, les caciques du PCC font face à des choix durs à avaler. Une expansion durable du secteur étatique exigera, au minimum, une forte augmentation des impôts sur les capitaux étranger et nationaux avec comme conséquence le resserrement des profits et l’accélération des licenciements et fermetures. De l’autre côté, se refuser à une expansion des dépenses publiques serait peut-être engendrer une explosion sociale qui minerait la stabilité du régime. Des mobilisations populaires à l’échelle des manifestations de Tiananmen en 1989 pourraient scissionner un PCC polarisé entre « conservateurs » et restaurationnistes-capitalistes. Dans l’éventualité d’une confrontation majeure, la fraction conservatrice n’aurait d’autre choix que de recourir, ne serait-ce qu’indirectement, au soutien des masses plébéiennes, tandis que les éléments pro-impérialistes seraient soutenus par des entrepreneurs autochtones, l’appréciable bourgeoisie d’outre-mer chinoise et l’impérialisme mondial.

Ces « révolutionnaires » qui soutiennent que le capitalisme est déjà restauré en Chine ne pourraient juger une scission dans le PCC que comme une division au sein de la bourgeoisie. La logique de cette position serait soit la neutralité, soit, plus probablement, un appui à la contrerévolution « démocratique » comme l’ont apporté le CIO, Pouvoir Ouvrier, le Secrétariat unifié et presque tous les autres groupes soi-disant trotskystes, à la racaille de Boris Eltsine contre les restants décrépits du « Comité d’urgence » de Guennadi Ianaïev en août 1991.

Dans une épreuve de force similaire entre « conservateurs » staliniens chinois et restaurationnistes affichés, les trotskystes prennent le parti des premiers contre les seconds, comme nous l’avons pour l’Union soviétique en 1991 (voir « Le Rubicon soviétique et la gauche », 1917, édition française, n° 2). Ladite position en est la seule qui soit conforme à la politique explicitée par Trotsky dans le Programme de transition :

« Cette perspective rend fort concrète la question de la “défense de l’URSS”. Si demain la tendance bourgeoise-fasciste, bref la “fraction Boutenko”, entre en lutte pour la conquête du pouvoir, la “fraction Reiss” prendra inévitablement sa place de l’autre côté de la barricade. Se trouvant momentanément l’alliée de Staline, elle défendra, bien entendu, non pas la clique bonapartiste de celui-ci, mais les bases sociales de l’URSS, c’est-à-dire la propriété arrachée aux capitalistes et étatisée…

« Ainsi, s’il n’est pas possible de nier par avance la possibilité, dans des cas strictement déterminés, d’un “front unique” avec la partie thermidorienne de la bureaucratie contre l’offensive ouverte de la contre-révolution capitaliste, la principale tâche politique en URSS reste, malgré tout, le renversement de la bureaucratie thermidorienne elle-même. »

De par leur nature même, les conservateurs du PCC sont incapables de régler la contradiction de l’Etat ouvrier déformé chinois basée sur la propriété collectivisée qui le sous-tend et la conservation du monopole politique d’une bureaucratie bonapartiste vénale et incompétente. Une victoire des conservateurs staliniens dans une confrontation avec une fraction restaurationniste « voie rapide » ne mettrait pas le pouvoir politique directement entre les mains de la classe ouvrière ; elle présenterait cependant aux révolutionnaires l’occasion, dans une situation déterminante, de gagner les couches les plus avancées du prolétariat chinois à une perspective de révolution politique pour arracher le pouvoir au PCC. Une victoire des eltsiniens chinois représenterait une immense défaite historique pour la classe ouvrière, en Chine et à travers le monde, et lui rendrait la lutte bien plus difficile.

Il y a des différences importantes entre la situation dans l’Union soviétique sous Gorbatchev et celle en Chine aujourd’hui. D’une part, le secteur privé de la Chine, tout en ayant augmenté le prolétariat industriel d’une centaine de millions de membres, a produit une classe capitaliste bien plus puissante et cohérente que la bourgeoisie russe naissante de 1991. Le commerce privé fournit 50 pour cent du PIB de la Chine et représente dans certaines villes jusqu’à 70 pour cent des emplois. Par contre, les travailleurs chinois ont une compréhension bien plus poussée des réalités du « marché libre » qu’avaient les travailleurs soviétiques, et manifestent une réelle volonté de résister aux attaques capitalistes. La crise économique mondiale en cours, qui a déjà occasionné la perte conséquente d’emplois, ne peut que renforcer les sentiments anticapitalistes parmi les prolétaires et leurs alliés paysans pauvres.

Visiblement, les ouvriers de la Chine détiennent à la fois la puissance sociale et la combativité nécessaires pour renverser la bureaucratie du PCC fragile et profondément fractionnée. A travers l’expropriation du capital national et étranger et l’édification d’une économie planifiée centralisée basée sur une véritable démocratie ouvrière, une révolution politique prolétarienne ouvrirait la voie à un avenir socialiste égalitaire. Une insurrection victorieuse sera le fruit d’une mobilisation de millions de prolétaires sous la bannière d’un parti socialiste révolutionnaire armé d’une perspective trotskyste internationaliste. Un tel parti avancerait un programme qui aborderait les problèmes des travailleurs en sweatshop, et qui lierait ensuite leurs luttes à la défense des salariés dans le secteur étatique contre des privatisations et licenciements. Les révolutionnaires s’impliqueraient aussi dans la résolution des difficultés spécifiques des paysans et membres de collectivités rurales, des minorités nationales, des femmes et d’autres secteurs opprimés.

La victoire en Chine d’une révolution politique prolétarienne serait un événement historique considérable. Elle bouleverserait instantanément l’ordre politique mondial tout entier. Elle provoquerait une résurgence révolutionnaire depuis l’Indonésie, les Philippines jusqu’en Corée du Sud et au Japon, pour arriver enfin aux portes des citadelles impérialistes d’Europe et d’Amérique du Nord. La première étape pour réaliser cet objectif est la création d’un noyau de trotskystes chinois voué à la défense inconditionnelle des acquis de la révolution sociale de 1949 et à l’édification d’une section chinoise d’une Quatrième internationale reforgée.