Pathologies du capitalisme

Crise économique et guerres néocoloniales

L’économie mondiale entre dans ce que George Magnus, haut conseiller économique à la banque suisse UBS, décrit comme « une crise du capitalisme qui ne se présente qu’une seule fois par génération, et dont on voit les retombées dans les défis de grande portée à l’ordre politique » (Financial Times, 12 septembre 2011). Les trois centres impérialistes les plus importants—les Etats-Unis, l’Europe et le Japon—, s’enfoncent dans une spirale apparemment irrémédiable dans des crises synchrones mais distinctes.

Les inquiétudes populaires sur la menace d’un effondrement sont fortifiées par l’incapacité des élites dirigeantes d’apporter le moindre semblant d’un plan rationnel pour inverser, voire gérer, une situation économique en dégénération rapide. Ceci se manifeste par une importante baisse de la légitimité des chefs politiques et de leurs partis, ainsi que celle des institutions de base du règne capitaliste.

Après deux décennies de stagnation économique suite à l’implosion d’une bulle immobilière dans les années 1980, les révélations sur le comportement du gouvernement japonais ayant sciemment escamoté des informations essentielles sur la diffusion de radiations toxiques entrainées par les fusions de réacteurs à Fukushima ont clos le peu de crédibilité des élites gouvernantes. Entre-temps, la crise de dette de la zone euro, qui ne cesse de métastaser, menace de provoquer un krach financier mondial. Les tentatives pour résoudre les problèmes engendrés par les dettes accumulées des financiers de l’Europe se concrétisent par de brutales attaques d’austérité contre le niveau de vie de la classe ouvrière et se heurtent à une résistance grandissante et, potentiellement, déstabilisatrice de l’ordre établi.

Même aux USA, plus grande puissance impérialiste avec la classe ouvrière la plus arriérée, la désillusion populaire envers le système de « libre entreprise » non réglementée atteint des proportions inédites depuis la Grande Dépression des années 1930. Le large attrait du mouvement politiquement immature « Occupy Wall Street » (qui a correctement identifié la dominance sociale du « 1% » au sommet comme problème principal de la société américaine) annonce la possibilité de débordements majeurs et de mécontentements politiques et sociaux dans la période à venir.

Ce qui suit est le texte d’une présentation donnée à Toronto par Tom Riley le 24 septembre 2011.

L’accumulation de « tensions » dans le système financier mondial au cours des derniers mois rappelle la période qui a précédé l’effondrement de Lehman Brothers en septembre 2008—événement qui a failli entrainer un krach international total. Les affirmations de ces dernières années selon lesquelles les stimuli gouvernementaux, le renflouement des banques et des règlements plus stricts avaient remis l’économie mondiale sur la voie d’une « reprise » solide s’avèrent fausses. On a sauvé les banquiers par la nationalisation de leurs mauvaises dettes, et une intervention gouvernementale dans la plupart des économies importantes a évité un effondrement total. Mais les problèmes qui ont mené il y a trois ans à la crise bancaire et la récession qui s’en est suivie n’ont pas disparu, et les mesures d’urgence prises pour repousser le désastre semblent n’avoir fait que magnifier le problème.

Il est clair qu’à présent, les trois grandes économies capitalistes—les Etats-Unis, l’Union européenne et le Japon—, sont bloquées. Les « marchés émergents » du Brésil, Russie, Inde et de l’Etat ouvrier déformé chinois—dont l’existence dépend de leurs exportations vers les pays capitalistes les plus développés—, ne sauraient sauver la mise. Certains économistes bourgeois—parmi lesquels figurent notamment Carmen Reinhart du Peterson Institute for International Economics à Washington et le harvardien Kenneth Rogoff—, déclarent que nous sommes au début de la « Seconde Grande Contraction », la première des deux étant, bien entendu, la « Grande Dépression » des années 1930.

C’est à contrecœur que la presse financière reconnaît maintenant que la « reprise » est finie et que l’économie mondiale continuera à dégringoler jusqu’à ce que les consommateurs recommencent à dépenser. Entre-temps, tout le monde est censé serrer les dents et se préparer à une austérité telle qu’on peut la voir en Grèce. Tous seront touchés à l’exception des riches, ceux qui ont recueilli la plupart des fruits des bulles spéculatives ayant déclenché la crise. Ils sont décrits comme « créateurs d’emploi » qu’il faut exempter de la rigueur généralisée.

Or ils ne créent pas d’emplois : le secteur privé américain baigne actuellement dans quelque chose comme deux mille milliards de dollars en actifs liquides, et autour du monde, des entreprises annulent leurs commandes et réduisent effectifs et inventaires en préparation de la tempête à venir. Les emplois supprimés au cours des dernières années étaient, de façon générale, relativement bien rémunérés par rapport à ceux créés par la suite, et un grand nombre d’entre eux sont occasionnels ou à temps partiel. Aujourd’hui le réel taux de chômage total aux Etats-Unis est d’à peu près 20 pour cent et va probablement s’aggraver. Les capitalistes ne « créent d’emplois » et n’étendent leurs opérations que lorsqu’ils voient l’occasion de faire un bénéfice—et au moment présent, avec tous les indicateurs économiques annonçant la baisse, cette occasion semble bien lointaine.

La longue série de victoires capitalistes sur le travail au cours des dernières décennies a produit une économie mondiale avec des niveaux d’inégalités sans précédent. Le 1 juillet 2011, l’Associated Press signalait que : « Les salaires et prestations des travailleurs composent 57,5 pour cent de l’économie, un record. Jusqu’au milieu des années 2000, ce chiffre était resté remarquablement stable—environ 64 pour cent à travers boom ou krach ». Ceci fournit un indice approximatif de l’inégalité dans la distribution des « sacrifices ».

Origines de la crise

On peut retracer les racines de la crise actuelle dans un déclin prononcé du taux de profit commencé vers la fin des années 1960—déclin lié à la croissance de ce que Marx dénomma la composition organique du capital (cf. les articles dans 1917 n° 31 et n° 32). L’offensive capitaliste lancée dans les années 1970 visait l’amélioration de la profitabilité et la baisse d’influence des syndicats, en réduisant les salaires et reniant les concessions faites après guerre. L’écrasement du syndicat américain des contrôleurs aériens en 1981 et la défaite de la grève des mineurs britanniques quelques années plus tard ont représenté des étapes cruciales dans cette campagne. L’étouffement des syndicats traditionnellement protectionnistes a aussi rendu plus facile toute une série d’accords commerciaux « néolibéraux » pour accroître la mobilité du capital et gagner un plus grand accès aux économies de nombreuses nations « sous-développées ».

En peu de temps des grandes sociétés ont délocalisé leurs installations de production des pays « avancés » vers les pays « nouvellement en voie d’industrialisation » pour profiter de salaires et de taux d’impositions plus bas ainsi que de l’absence de contraintes environnementales et autres. On a dit aux travailleurs dans les pays impérialistes qu’ils devaient faire des concessions sur leurs salaires, prestations et conditions de travail afin de rester « compétitifs ». Dans l’industrie automobile et celles qui sont demeurées dans les pays capitalistes « avancés », d’importants investissements dans la robotique et l’informatisation ont à la fois accru la productivité et réduit les effectifs.

La dérégulation des transports, des communications et, le plus important, des finances a été un autre élément important du virage néolibéral des années 1980. On a abandonné le contrôle des changes et adouci les restrictions sur la création de crédit. Un pourcentage toujours plus grand de l’activité économique concernait les « services financiers » plutôt que la production de nouvelles valeurs dans la forme de biens et services réels. Aux Etats-Unis le pourcentage de bénéfices d’entreprises revenant au secteur financier a quadruplé—de moins de 10 pour cent en 1980 à environ 40 pour cent en 2007. La fabrication industrielle a triplé au cours de la même période, mais comme part du PIB total elle a baissé d’un tiers—de 21 à 13 pour cent. Aujourd’hui on estime le montant total de la dette américaine publique et privée à 57 mille milliards de dollars—à peu près quatre fois le revenu national. Quatre-vingts pour cent de cette dette, qui s’élève à 185 000$ pour tout homme, femme et enfant, s’est accumulée depuis 1990.

La crise bancaire de 2008 est née directement de la bulle immobilière précédente et les « titres » frauduleux et instruments financiers y sont associés. Les sociétés de crédit immobilier rivalisaient pour faire ce que les initiés ont dénommé des prêts « NINJA »—un emprunteur « NINJA » [« No Income, No Job and No Assets »] n’avait ni revenus, ni emploi, ni actifs. Personne, il va sans dire, ne ferait des prêts auprès de telles personnes… faute d’un tiers pour assumer le risque. Voilà comment le tout fonctionnait : On vendait ces hypothèques douteuses à des banques d’investissements, lesquelles les empaquetaient en bons pour ensuite les revendre à des fonds alternatifs comme « titres hypothécaires » à taux d’intérêt élevé. Les titres hypothécaires étaient traditionnellement des investissements plutôt sûrs, les banques et sociétés de gestion qui les distribuaient étaient responsables en cas d’un non-remboursement. Une surveillance doublée de prudence existait sur qui pouvait faire un prêt et le montant de ce dernier.

Dans l’économie nouvellement « financiarisée », les fonds alternatifs achetaient des « couvertures de défaillance » (une forme d’assurance) pour couvrir le risque d’un non-remboursement. À chaque étape les émetteurs de ces papiers variés encaissaient des frais appréciables et, tant que la bulle immobilière continuait à gonfler tout comme les prix, tout allait pour le mieux, puisque refinancer les prêts pour exploiter des évaluations plus élevées s’avérait possible. Tous ces « instruments financiers » furent certifiés d’une notation financière Triple A après avoir été, prétendument, soigneusement évalués par des agences de notation (embauchées, elles, par la banque d’investissement ayant vendu ces prêts). Lorsque la bulle creva, beaucoup ont perdu leurs logements, mais les dettes subsistent et les frais d’intérêt s’accumulent. Manifestement, ces comportements financiers étaient sciemment frauduleux, mais quand les auteurs du crime sont milliardaires, il est rare de les voir écoper.

L’assouplissement du crédit qui a engendré la bulle immobilière aida à compenser la baisse du salaire réel amorcée dans les années 1970, mais l’inégalité a continué à s’aggraver et atteint aujourd’hui des niveaux sans précédent. La politique fiscale du gouvernement visant la restauration de la profitabilité capitaliste y a joué un rôle. Au cours de la dernière décennie, les dépenses liées à la « Sécurité intérieure » et les aventures militaires à l’étranger ont fait monter les coûts, tandis que dans le même temps des réductions d’impôts profitaient aux plus riches. Dans un article écrit il y a quelques mois, Mark Bittman du New York Times observait qu’un enfant américain sur quatre ne mange pas souvent à leur faim :

« Les 400 Américains les plus riches ont plus de richesses que la moitié de tous les ménages américains réunis, le taux d’imposition effectif des personnes les plus riches de la nation a chuté environ de moitié au cours des derniers 20 ans, et General Electric [GE] a payé zéro dollars en impôts américains sur des bénéfices de plus de 14 milliards. »
New York Times, 29 mars 2011

Pourquoi ? Le service des impôts de GE emploie 975 personnes et dépense 20$ million par an sur des lobbyistes, en majorité spécialistes en la formulation de la législation d’impôts. Et, bien entendu, GE n’est pas la seule entreprise faisant de même.

A propos, vous pouvez deviner qui le président Obama a nommé pour diriger son « Conseil pour l’emploi et la compétitivité » ? Nul autre que le Directeur général de GE, Jeffrey Immelt, dont « l’enveloppe de compensation a doublé et monte à 15,2$ million pour l’année dernière, tandis que cette année GE recherche des concessions majeures de la part des syndicats dont les effectifs fondent aux USA » (San Francisco Chronicle, 5 avril 2011).

Les « ingénieurs financiers » : brasseurs de papier

Au temps où la bulle immobilière gonflait encore, on a beaucoup écrit sur le génie des « ingénieurs financiers » qui ont conçu ces nouveaux produits innovateurs ; on est même arrivé a lancé l’idée que peut-être nous serions arrivés en quelque sorte dans une « société postindustrielle » ou l’argent engendre l’argent. Mais en réalité la dette et l’intérêt accumulés ne sont rien d’autre qu’un titre sur des biens et services réels produits par des travailleurs réels. Une part de ce qui est produit va nécessairement être utilisée pour remplacer les apports humains et matériaux consommés dans le processus de production, alors la valeur de ce qui en reste constitue la limite absolue sur les bénéfices industriels et financiers totaux. Cette valeur est fixe, et non pas expansible à l’infini. La contraction du système financier était inéluctable, et les bénéfices largement fictifs se sont soudain évaporés lorsque la grande chaîne de Ponzi a commencé sa dégringolade.

Parmi les premières banques à faire faillite au début de la crise financière de septembre 2008 on trouve celles de la toute petite Islande. Lorsque les dirigeants conservateurs de cette île ont proposé de couvrir les mauvaises dettes des banquiers, l’explosion de colère populaire qui s’en est suivie a fait tomber le gouvernement. La nouvelle administration sociale-démocrate a cherché à faire avaler la même politique. Or à nouveau la résistance fut si forte que le gouvernement a fini par céder et laisser les banques tomber en faillite. Rien de trop radical, à la vérité, mais plusieurs financiers éminents ont été inculpés d’activités criminelles, et créanciers et obligataires ont dû boire la tasse.

Or l’Islande représente l’exception. Dans pratiquement toutes les autres juridictions, l’Etat est intervenu pour honorer les demandes des porteurs d’actifs « toxiques ». Aux Etats-Unis, les banquiers ont reçu un renflouement de 700$ milliards pour « recapitaliser ». Présenté comme absolument indispensable à la stabilisation de l’économie, il représentait en effet une bouée de sauvetage pour les plus grands spéculateurs.

Tandis que les banquiers ont de suite célébré l’affaire en s’octroyant de gros bonus, l’étape suivante du gouvernement américain fut de financer le déficit toujours plus grand par des emprunts supplémentaires (dans certains cas par ces mêmes institutions qui venaient de recevoir l’allocation). Les parasites qui dirigent les sociétés financières commencent à s’inquiéter de ce que le gouvernement ne serait peut-être pas en mesure de continuer à couvrir une dette de plus en plus élevée, et le mois dernier Standard & Poor’s a baissé la notation américaine d’un cran pour avoir manqué d’aborder ses « problèmes structuraux » avec suffisamment d’énergie. En particulier, l’agence de notation financière a déploré que le gouvernement ne propose qu’un « changement de politique mineur à l’égard du Medicare et peu de changement pour d’autres “privilèges“, dont la réduction représente à nos yeux et pour la plupart des autres observateurs indépendants l’assurance d’une stabilité fiscale à long terme ».

Au service de la spéculation des grandes sociétés

En lançant au début du mois, au Congrès, son « projet de loi pour l’emploi » Obama, soutenu comme pseudo défenseur des travailleurs et des pauvres par la bureaucratie syndicale toute entière, a parlé ouvertement de la « réforme » (c’est-à-dire la mise en pièces) de ce qui reste du « filet de sécurité social » américain (soit le Medicare, la Medicaid et la Social Security).

Tous les appels pour « sauver » la Grèce, l’Italie ou la Bank of America de la faillite demandent en effet des efforts pour protéger les spéculateurs. Un « sauvetage » de banque comporte deux stades : d’abord, transférer les dettes impayées au public, et après, annoncer que les travailleurs, étudiants et retraités devront faire des sacrifices afin d’équilibrer le budget. Comme l’a fait observer pertinemment le Premier de l’an [2011] Richard Wolf dans The Guardian : « De même un individu déclaré coupable d’avoir tué ses parents, demande clémence parce qu’il est orphelin, les grandes sociétés américaines réclament un gouvernement conservateur et la rigueur en raison de déficits budgétaires excessifs ».

On peut dresser un parallèle entre la situation actuelle en Europe et en Amérique du Nord et les « Programmes d’ajustement structurel » imposés par le FMI [Fonds monétaire international] dans beaucoup de pays capitalistes « sous-développés » pendant les années 1980, lorsque l’on a remboursé des prêts énormes par l’Etat (dont une grande partie s’est trouvée empochée par les élites) en baissant le niveau de vie de la plupart des populations. Les soulèvements sociaux qui s’en sont suivis ont été systématiquement écartés dans les médias occidentaux comme « émeutes anti-FMI ».

Un sondage Gallup publié cette semaine même a montré que les Américains sont en majorité favorables à une hausse des impôts sur les riches et les grandes sociétés. En février 2011, le Program for Public Consultation [Projet pour la consultation publique] de l’University of Maryland a publié une étude comme quoi les trois propositions les plus populaires en vue de réduire le déficit fédéral étaient : 1) couper le budget du Département de la Défense ; 2) réduire les dépenses liées aux occupations de l’Irak et de l’Afghanistan ; 3) réduire les financements pour la CIA et autres agences de renseignements. La même étude a révélé un soutient pour de plus grands investissements vers la formation professionnelle, l’éducation et la protection écologique (Marketplace Morning Report, 17 février 2011).

De telles opinions, simples suggestions pour améliorer le capitalisme, sont considérées trop radicales pour que l’on en discute sérieusement dans les médias bourgeois. Seule une radicalisation populaire de masse d’une ampleur apte à déstabiliser le règne bourgeois permettrait que celles-ci soient prises en compte par la bourgeoisie. Tel était le contexte pour le « New Deal » de Franklin Delano Roosevelt dans les années 1930. De nos jours, avec un taux de profit en baisse et sans aucune menace immédiate d’un mouvement ouvrier insurgé, même les réformes « progressistes » les plus modérées ne sont pas à l’ordre du jour.

« Droit au pillage » impérialiste

Toutes les ailes de la classe dirigeante US s’entendent pour dire que la suprématie militaire américaine demeure l’avantage compétitif le plus important. Ce n’était pas sous George W. Bush, mais bien sous Bill Clinton, que le Secrétaire d’Etat US a affirmé sans vergogne que les Etats-Unis ont un droit inhérent à l’« utilisation unilatérale de la puissance » pour s’assurer un « accès direct aux marchés clés et aux ressources énergétiques et stratégiques » (johnpilger.com, 1 novembre 2004).

Voilà qui résume en bref le motif pour l’intervention militaire impérialiste à l’étranger. Naturellement, question relations publiques, il faut que la poursuite des « intérêts nationaux » (c’est-à-dire ceux des grandes sociétés) ait une justification plus transcendante. Lorsque George W. Bush a envahit l’Afghanistan et l’Irak, c’était pour la « protection de la patrie ». Le président Obama aime à cultiver une image plus « humanitaire », et donc pour la Libye on nous a parlé de « RTP »—la « Responsibility to Protect » [« Responsabilité de protéger »]. Mais en effet, comme d’habitude, il s’agissait du « Right to Plunder » [« Droit au pillage »]. Les puissances impérialistes plus petites alliées à Washington (telles la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, l’Australie et le Canada) participent à ces aventures à différents degrés, selon le ratio risques/bénéfices.

Il n’existe bien sûr aucune garantie que les tentatives pour obtenir par la force des « ressources énergétiques et stratégiques » soient couronnées de succès. Le coût total pour le département du Trésor US des guerres en Irak et Afghanistan pourrait selon certaines estimations dépasser trois milles milliards de dollars. Certaines personnes bien-intentionnées suggèrent que les fonds dilapidés actuellement dans le conflit afghan seraient dépensés plus utilement au pays. De telles notions témoignent d’illusions profondes sur la nature du capitalisme. Ce n’est pas pour libérer la femme, assurer des réserves d’eau potable ou offrir des opportunités économiques aux Afghans que les Etats-Unis, le Canada et le reste de l’axe OTAN se sont appliqués la dernière décennie durant à soumettre l’Afghanistan. Ils ont dépensé sang et trésor à la poursuite d’importants intérêts matériaux.

Les défaites stratégiques de l’OTAN en Afghanistan et Irak

Durant les récentes commémorations hypocrites du « 9/11 » personne n’a mentionné qu’Oussama ben Laden et les autres cadres centraux d’Al-Qaeda étaient à l’origine recrutés, entraînés et équipés par la CIA dans les années 1980 pour combattre un régime nationaliste soutenu par les Soviétiques, engagé dans la modernisation de la société afghane. Le retrait des Soviétiques de l’Afghanistan en 1989 a amorcé des années de conflits internes sanglants parmi les divers gangs des « combattants de la liberté » moudjahidines qui n’ont pris fin que lorsque les talibans, avec le soutien du Pakistan, sont sortis vainqueurs du conflit en 1996.

Washington a d’abord accueilli chaleureusement les talibans comme facteur stabilisateur dans une région qui était devenue stratégiquement bien plus importante par suite de la découverte d’énormes gisements de pétrole et de gaz naturel dans les parages de la mer Caspienne. Le règne théocratique farouchement répressif et misogyne des talibans ne posait aucun problème, mais leur manque de soumission n’a pas tardé à refroidir les relations. Les attaques du 11 septembre 2001 ont fourni l’occasion pour lancer une « Guerre contre le terrorisme » débutant par l’invasion de l’Afghanistan. L’idée était de l’utiliser comme tremplin pour une chaîne de bases militaires impérialistes à travers ce qui était autrefois l’Asie centrale soviétique.

Mais l’histoire ne s’est pas déroulée comme prévue. Malgré une décennie d’hélicoptères de combat, drones de haute technologie, missiles Hellfire et bombardiers B-1, la coalition de l’OTAN a été incapable ou de mater les combattants talibans ou d’exercer un contrôle effectif de la société afghane. En effet, voilà quelques semaines ils éprouvaient les plus grandes difficultés à surveiller l’ambassade US. Donc aujourd’hui, dans une optique stratégique, on peut dire que l’OTAN a perdu la guerre en Afghanistan. En tant qu’internationalistes révolutionnaires, nous sommes heureux de ce revers. Nous n’accordons pas le moindre soutien politique aux réactionnaires islamistes des talibans, mais nous célébrons la défaite des impérialistes de l’OTAN et leurs fantoches.

Après l’invasion de l’Afghanistan, la prochaine étape dans la « Guerre contre le terrorisme » menée par les Etats-Unis était l’invasion de l’Irak. (En raison de ses calculs de politique intérieure, le gouvernement libéral du Canada n’a pas officiellement participé à cette dernière, tout en y contribuant le plus possible.) En Irak, comme en Afghanistan, il s’est avéré beaucoup plus facile de déposer le régime existant que d’établir un contrôle effectif sur une population hostile. Les révolutionnaires se sont opposés à l’occupation de l’Irak dès le début et, comme en Afghanistan, ont défendu tout coup porté contre les occupants et leurs stipendiés par les forces de résistance autochtones. En Irak, comme en Afghanistan, les croisés impérialistes n’ont pas réussi leur objectif stratégique central—la création d’un Etat satellite stable pouvant servir de base pour le contrôle militaire directe des énormes ressources pétrolières de la région.

Bombardement « humanitaire » de la Libye

La plus récente mission « humanitaire » de l’OTAN a consisté en l’apport d’un soutien logistique et militaire à ce que les médias capitalistes saluent comme la « Révolution libyenne ». Comme nous l’avons noté dans une déclaration publiée à l’époque [voir 1917, édition française, n° 6], à la différence des soulèvements en Tunisie et en Egypte qui furent plus ou moins d’origine spontanée et dirigés contre des clients impérialistes pourrissants, la révolte libyenne a été initiée par un groupe lié de longue date avec la CIA. Du tout début, les impérialistes ont vu en la « Révolution libyenne » une occasion manifeste pour un « changement de régime »—autrement dit, pour se débarrasser de Mouammar Kadhafi. Il est intéressant de rappeler que dans un document du Pentagone divulgué à la presse en 2002 la Libye figure sur une liste de sept cibles potentielles pour une première frappe nucléaire. Les autres étaient la Chine, la Corée du Nord, l’Iran, la Syrie et l’Irak (Daily Mirror [Londres], 11 mars 2002).

A l’origine, Kadhafi accéda au pouvoir en 1969 à travers un putsch qui a renversé la monarchie pro-impérialiste chapeautée par le Roi Idris. Il ferma rapidement les installations militaires britanniques à Tobrouk et El Adem et a également délogé la force aérienne des Etats-Unis de la base Wheelus près de Tripoli, laquelle avait servi de chaînon dans l’encerclement « Strategic Air Command » de l’Union soviétique. Après le départ des Américains, Kadhafi a invité les Soviétiques à faire usage de la base. Au cours des années son régime a aussi apporté un soutien matériel considérable à une grande variété de mouvements « anti-impérialistes », dont les sandinistes nicaraguayens, le Front populaire de libération de la Palestine et l’Armée républicaine irlandaise provisoire.

Le régime de Kadhafi a aussi nationalisé les ressources pétrolières de la Libye. On a dépeint cette mesure comme étant « socialiste », mais en fait, comme les nationalisations entreprises par Nasser en Egypte, ou celles plus récentes par Chavez au Venezuela, il s’agissait ici d’un Etat agissant au bénéfice d’une faible classe capitaliste nationale. L’autonomie relative dont jouissaient Kadhafi et d’autres régimes nationalistes de gauche dans les années 1970 et 1980 était en grande partie le fruit de l’existence du contrepoids soviétique à l’OTAN. Par suite de la victoire de la contrerévolution capitaliste sous Boris Eltsine en août 1991, la situation a changé.

Il ne fait aucun doute que le colonel Kadhafi dirigeait un Etat policier. Mais ce n’est pas la raison pour laquelle il figurait sur la liste des cibles impérialistes. La Libye se situe au milieu des plus grandes réserves pétrolières d’Afrique, et son pétrole est de très haute qualité. Sous le règne de Kadhafi, une part importante des revenus pétroliers allait vers des projets de développement intérieurs, ce qui explique le classement relativement élevé de la Libye sur l’Indice de développement humain de l’ONU pour l’alphabétisme ainsi que l’espérance de vie et niveau de vie. Le seul véritable « crime » de Kadhafi du point de vue de l’impérialisme était son insubordination et un penchant pour ce que le Département d’Etat US appelle le « nationalisme des ressources ». N’eût-il été qu’un agent plus fiable des compagnies pétrolières, il serait de toute probabilité toujours dans son palais à Tripoli.

Un des premiers actes des « révolutionnaires » en Libye a été d’appeler à une intervention de l’OTAN. Quand on a vu que le régime de Kadhafi n’allait pas immédiatement imploser, l’OTAN a entamé son bombardement « humanitaire » pour compléter son opération de forces spéciales mise sur pied pour mener les « rebelles ». Le couvert légal pour cette attaque non provoquée sur une nation souveraine a été une motion du Conseil de sécurité de l’ONU alléguant que les forces de Kadhafi s’apprêtaient à tuer un grand nombre de civils. Mais comme l’a souligné Richard Haas, président du Council on Foreign Relations américain : « Rien ne prouve qu’un massacre de grande envergure, voire un génocide, était probable ou imminent ».

Donald Trump, parlant à Fox News, a expliqué la mission libyenne comme suit : « Nous sommes l’OTAN. Nous assurons à l’OTAN argent et armements. Et cela nous rapporte quoi ? Pourquoi nous ne prendrions pas le pétrole ? » Effectivement : pourquoi pas ? La une dans la section d’affaires du New York Times (23 août 2011) le lendemain de l’arrivée des « rebelles » à Tripoli a été « La ruée au pétrole libyen commence ». L’article a fait remarquer que « les nations occidentales—en particulier les pays de l’OTAN ayant apporté un soutien aérien déterminant aux rebelles—, veulent assurer à leurs compagnies des positions de premier rang pour pomper le brut libyen ».

Mais enfin, comme l’a découvert George W. Bush en Irak, il est parfois plus facile d’annoncer la victoire que de l’atteindre, d’autant plus que bien des rebelles employés par l’OTAN pour combattre l’armée de Kadhafi se révèlent être intégristes islamistes avec des relations historiques avec Al-Qaeda. Donc l’histoire n’est peut-être pas tout à fait terminée.

Comme les bulles spéculatives désastreuses créées par les « banksters », les attaques impérialistes prédatrices sur les régimes néocoloniaux insuffisamment obéissants sont des aventures où les coûts sont socialisés et les bénéfices sont privatisés. Les mesures d’austérité tous azimuts imposés aux travailleurs partout dans le monde capitaliste « développé », de même que les attaques armées sur les néocolonies récalcitrantes, ne résultent pas de choix politiques erronés ou de la cécité d’hommes politiques individuels. La rhétorique brutale « choc et effroi » de Bush/Cheney a laissé place aux ronflantes banalités « humanitaires » d’Obama, mais les fondamentaux restent les mêmes.

C’est parce que le capitalisme a une logique : l’intérêt de la majorité sera toujours sacrifié à ceux du sommet. Les gens ordinaires perdent leurs logements ; les garderies et écoles sont fermées ; les fonds de pensions pillés; les salaires écrasés et les biens publics sont privatisés—le tout pour faire en sorte que les banquiers et autres spéculateurs n’aient pas à boire le bouillon pour leurs investissements n’ayant pas rapporté les profits escomptés.

L’assaut incessant sur le niveau de vie des travailleurs s’oppose jusqu’ici à une résistance considérable—de la flambée spontanée qu’on a vue au Wisconsin l’hiver dernier, aux grèves de masse militantes et répétées que mènent les travailleurs grecs. Aujourd’hui, l’Etat capitaliste soi-disant « au dessus des classes »—qui sert en réalité de « comité exécutif de la bourgeoisie »—, est perçu par des dizaines de milliers de travailleurs comme n’étant qu’une arme des privilégiés et haut-placés pour détruire des acquis douloureusement obtenus par des générations de travailleurs. De cette prise de conscience s’impose qu’une résistance sérieuse à ces empiétements pose nécessairement la question du pouvoir.

Cauchemar des capitalistes—la «renaissance du marxisme »

Les énormes désordres qui ont éclaté à travers l’Angleterre l’été dernier ont révélé une société en désintégration avec une génération de jeunes en colère et désespérés qui pensent n’avoir aucun avenir et donc rien à perdre. Les dirigeants de la Grande-Bretagne ont prétendu être choqués, mais en fait ils se préparaient déjà depuis longtemps pour de telles explosions. Un document de 2007 écrit par l’armée britannique envisageait les conséquences probables de l’inégalité sociale grandissante :

« L’écart entre les riches et les pauvres va probablement s’accentuer et la pauvreté absolue demeurera un défi global… La pauvreté et les inégalités sociales alimenteront une perception d’injustice parmi ceux dont les attentes ne seront pas satisfaites, ce qui augmentera la tension et l’instabilité à la fois au sein et entre les sociétés, ce qui aura pour résultat des manifestations de violence telles le désordre, la criminalité, le terrorisme et la révolte armée. »
—« The DCDC Global Strategic Trends Programme, 2007-2036 », troisième ed., British Ministry of Defence, janvier 2007

Le même rapport aborde la probabilité d’ « une résurgence non seulement d’idéologies anticapitalistes, possiblement liées à des mouvements religieux, anarchistes ou nihilistes, mais aussi le populisme et la renaissance du marxisme ».

La renaissance du marxisme sur une grande échelle serait une bonne nouvelle, au vu de la qualité plus que médiocre de la plupart des groupes prétendument marxistes de nos jours. En 2008, le Parti communiste US, tout comme une grande partie de la gauche internationale, a fait appel aux travailleurs pour soutenir Obama et les démocrates. En 2010, les « communistes durs » autoproclamés de la Spartacist League (ici la Trotskyist League [et la Ligue trotskyste de France]) ont durant quelques mois défendu avec avidité l’occupation militaire américaine d’Haïti. Lorsque l’OTAN attaqua la Libye cette année, nombreux son ceux à gauche, dont la Tendance marxiste internationale (qui tient un meeting au bout du couloir) et le Nouveau Parti anticapitaliste français, un des plus grands groupes « d’extrême gauche » en Europe, ayant donné leur appui ouvert aux « rebelles » soutenus par les impérialistes.

Or l’opportunisme sordide de beaucoup de ceux qui se revendiquent de l’héritage de Marx ne saurait déprécier les analyses contenues dans Das Kapital sur les contradictions inhérentes du mode de production capitaliste. Ces derniers mois, quelques intellectuels bourgeois en vue ont évoqué favorablement l’œuvre maîtresse de Marx. Nouriel Roubini, un professeur d’économie à New York University (connu sur Wall Street sous le nom « Dr. Doom » [doomsayer] pour avoir correctement prédit l’effondrement de la bulle immobilière américaine et ses conséquences sur le système financier de ce pays, des années avant qu’il ne se soit produit) a fait mention de Marx dans une interview avec le Wall Street Journal le mois dernier. Roubini a fait observer que Marx avait raison quant à son analyse sur la tendance inhérente du capitalisme à sombrer dans des crises cycliques, et a remarqué : « A un certain moment le capitalisme peut…se détruire. Ceci s’explique par le fait qu’on ne peut pas continuer à enlever le revenu du travail pour le donner au capital sans….produire une capacité superflue et un manque de demande agrégée. Nous nous sommes fait à l’idée que les marchés fonctionnent. A présent, ils ne fonctionnent pas. Ce qui est rationnel sur le plan individuel….est un processus autodestructeur » (International Business Times, 14 aout 2011).

Contrairement à Roubini, qui n’est certes pas un marxiste, le capitalisme ne va pas tout simplement s’autodétruire. Il ne saurait pas mieux fonctionner en bricolant la politique d’imposition ou en le renflouant plus généreusement. Les pathologies dont les crises économiques et les guerres néocoloniales sont la manifestation ne sont que l’expression de l’irrationalité profonde de la société capitaliste. La poursuite de la maximalisation du profit produit non seulement une polarisation sociale extrême et une immense souffrance humaine, mais menace la biosphère toute entière, elle dont la vie elle-même est dépendante. La fonte des calottes glacières, la fuite de pétrole massive de BP dans le golfe du Mexique et la catastrophe nucléaire à Fukushima (qui a émis jusqu’ici une pollution radioactive 20 fois supérieure à celle de la bombe qui a détruit Hiroshima en 1945) ont tous leur origine dans la pulsion capitaliste pour augmenter la « valeur actionnariale ».

On ne pourra dépasser l’irrationalité de l’ordre capitaliste mondiale qu’en expropriant la classe dirigeante et en réorganisant les moyens de transport, de communication et de production en un système économique planifié et intégré à l’échelle mondiale. On ne pourra l’accomplir qu’à travers une série de luttes sociales convulsives—de révolutions socialistes—, qui arrachent le pouvoir des mains de la classe capitaliste, écrasent leur agences d’Etat coercitives et mettent en place un nouvel ordre sociale dans laquelle la production est organisée en fonction des besoins humains.

Une telle transformation exige impérativement la création d’un parti révolutionnaire avec des racines profondes dans la classe ouvrière et les opprimés. La Révolution bolchévique de 1917 a prouvé qu’avec une telle direction les travailleurs sont capables de réorganiser la société de haut en bas. C’est de cet exemple que nous, Tendance bolchévique internationale, prenons inspiration. C’est aussi à ce projet que nous cherchons à rallier une nouvelle génération de militants révolutionnaires.

—traduit d’un article qui a paru dans 1917, édition anglaise, n° 34, 2012