« Vous ne pouvez pas défendre l’Union soviétique avec Yuri Andropov »

L’échange sur la Brigade Andropov avec la Spartacist League

Les trois lettres ci-dessous ont été publiées en anglais dans le Bulletin of the External Tendency of the iSt, no 1


Le 13 décembre 1982

Camarades de la Spartacist League:

Félicitations pour votre victoire du 27 novembre. Ci-joint est un chèque de vingt-cinq dollars pour aider à défrayer le coût pour cette mobilisation ouvrière/noire réussie qui a arrêté le Klan. Nous espérons sincèrement que la suite gagnera beaucoup de nouvelles recrues au trotskysme.

Nous sommes, toutefois, un peu troublé par le fait que vous avez choisi de nommer votre contingent de New York le « bataillon Yuri Andropov ». Trotsky a rompu finalement et définitivement avec le Comintern complètement bureaucratisé et réformiste sur la lâcheté, la bassesse et la trahison des Yuri Andropovs de 1933, qui avaient permis aux fascistes de prendre le pouvoir sans lutte en Allemagne. Nous sommes sûrs que vous consentirez que les bureaucrates soviétiques de 1982 ne soient ni plus révolutionnaires, ni plus capables politiquement de mener une lutte efficace contre le fascisme, qu’étaient leurs ancêtres d’il y a demi-siècle. Le « bataillon Yuri Andropov » nous semble par conséquent comme une désignation singulièrement mal appropriée pour un contingent dans une mobilisation antifasciste.

Au niveau plus général Andropov et les bureaucrates qu’il représente sont à l’opposé des buts pour lesquels Trotsky a luttés. Avons-nous besoin de vous rappeler que c’était un des prédécesseurs d’Andropov, Staline, qui avait assassiné Trotsky? Ce n’est pas une plaisanterie de gribouiller la ligne de sang entre le stalinisme et le trotskysme.

Bien que les motifs de votre « plaisanterie fractionnelle » en adoptant un tel nom soient connus seulement à vous-même, nous présumons que vous essayez de faire un lien en quelque sorte entre la flagornerie d’Andropov et le défensisme soviétique. Certainement la question de la défense de l’URSS est posée sans ambiguïté par la conduite de l’administration Reagan envers la troisième guerre mondiale. Néanmoins, la défense réussie de l’État ouvrier soviétique dégénéré est continuellement sapée par les politiques d’Andropov et la caste qu’il représente. La campagne élargie de guerre froide de Reagan ne peut pas être contrecarrée avec succès par de fausses « offensives de la paix » et les appels à de nouveaux « pourparlers pour la limitation des armes ».

Les gains d’Octobre peuvent être protégés seulement par leur extension à l’échelle de la planète entière. Cela par contre impliquerait, parmi autres choses, la fin de la position privilégiée d’Andropov et de ses compagnons. Il n’est par conséquent pas un accident qu’ils cherchent à se servir de leur influence au sein de la classe ouvrière internationale comme un outil de marchandage dans une tentative futile à contrôler le désir insatiable de l’impérialisme à contenir et à renverser le communisme. Un des principes essentiels du trotskysme est que la défense effective de l’Union soviétique est liée inextricablement à la nécessité de la révolution politique prolétarienne contre Andropov et sa caste et au renouvellement de la lutte pour la révolution mondiale. En paraphrasant un slogan spartaciste populaire et actuel, « Vous ne pouvez pas défendre l’Union soviétique avec Yuri Andropov ».

Amicalement vôtre,
Les membres de la Tendance externe de la Tendance spartaciste internationale à Toronto


Réponse de la Spartacist League

Le 10 janvier 1983

Aux membres torontois de la « Tendance externe »

Chers camarades:

Merci pour votre lettre du 13 décembre 1982 et pour le chèque ci-joint pour 25$ envers les coûts de notre manifestation réussie mais inévitablement dispendieuse contre le Klan à Washington.

Dans votre lettre vous écrivez, « Au plan plus général Andropov et les bureaucrates qu’il représente sont à l’opposé des buts pour lesquels Trotsky a luttés ». Dans la lutte fractionnelle de 1952 au sein du SWP la majorité s’est contrainte à défendre la vue que « le stalinisme est contre-révolutionnaire de fond en comble »—une version plus poétique de votre position. Mais Trotsky et les trotskystes conséquents ont été informés du rôle contradictoire de la bureaucratie soviétique à la fois comme désorganisateur économique et oppresseur social et politique d’une part, et, de l’autre, comme strate intéressée dans sa propre survie au sommet des États ouvriers déformés qu’elle dirige. Adolph Hitler a été forcement informé de l’aspect dernier du rôle contradictoire de la bureaucratie stalinienne.

En 1982 dans la ville capitale de l’impérialisme américain la « brigade Yuri Andropov » n’était pas censée être pris comme une capitulation à l’impérialisme ou aux oppresseurs de soulèvements prolétariens par personne, y compris vous-mêmes. Avez-vous donc si peu de sympathie pour le peuple noir opprimé de Washington, menacé sur tous les côtés par une police vicieuse, que vous n’êtes pas capable de sentir leur joie à la nouvelle que la brigade Yuri Andropov est venue en ville? C’est à la fois triste et significatif qu’il nous est nécessaire de vous indiquer ceci. Ceci doit refléter votre abandon appréciable du défensisme soviétique, parmi autres choses.

Restez assuré que ni la Spartacist League ni la bureaucratie soviétique sont dans un malentendu quelconque quant à la division entre nous, notamment sur la question de la révolution politique en Union soviétique et partout dans les États ouvriers déformés. Nous, pour notre part, voyons ceci comme inextricablement liés à la défense militaire inconditionnelle de l’Union soviétique contre l’impérialisme américain ou tout autre impérialisme.

Peut-être vous avez mal compris notre intention dans un autre sens. Certainement Trotsky a écrit, et la révolution hongroise a vérifié, que sous l’impact de la révolution politique la bureaucratie despotique ordinairement rigide et hiérarchisée, n’étant pas une classe sociale/économique, elle-même subira une différenciation interne profonde—avec quelques-uns, les plus corrompus et embourgeoises, faisant cause commune avec la contre-révolution capitaliste-impérialiste, et à l’autre extrême quelques-uns qui se joignent aux ouvriers en faveur d’une démocratisation léniniste soviétique. Se plaçant au sommet même de la bureaucratie soviétique, Yuri Vladimirovich Andropov est à peine très peu concevable parmi ces derniers. Mais permettez-moi de vous assurer, camarades, qu’il est plus facile de le concevoir dans ce rôle que, par exemple, André Sakharov, partisan politique déclaré de l’impérialisme américain.

Il pourrait vous éclairer sur ce point à considérer ce que Trotsky a dit en novembre 1935 dans, « Tactics of American Workers During a Japanese-Soviet War » (Tactiques des ouvriers américains pendant une guerre japonaise-soviétique):

« Supposons nous ne savons pas où vont les marchandises de guerre, nous devons alors compter sur des agents soviétiques en Amérique, qui doivent avoir l’information, car l’URSS aurait des agents de l’approvisionnement pour du matériel de guerre aux États-Unis. Nous aurions besoin d’un front uni avec la bureaucratie soviétique sur ce plan. Si nous organisons des manifestations contre le chargement du matériel de guerre acheté par l’URSS en Amérique, nous aurions un front uni non pas avec les agents soviétiques mais avec les agents japonais qui sans doute sont représentés dans le mouvement ouvrier ». [notre traduction]

Fraternellement vôtre,
J.M. Robertson, pour le bureau politique de la Spartacist League/U.S.

P.S. le 6 août 1983—Cette lettre a été écrite il y a quelques mois et est restée comme avant-projet inachevé. Je la complète maintenant comme partie de notre discussion pré-congrès. Désolé pour le délai et j’apprécierai de continuer à recevoir vos opinions et vos contributions financières. JR.


Réponse à Robertson

Le 28 octobre 1983

Cher camarade Robertson:

Merci bien pour votre considération à nous faire parvenir une copie de votre réponse à notre lettre du 13 décembre 1982. Restez assuré que nous lui avons donné la considération la plus prudente.

Franchement nous étions un peu déçus par votre lettre. Vous défendez si inflexiblement (mais si misérablement) ce qui est donc clairement une erreur. Peut-être s’agit-il d’une erreur pour laquelle vous sentez une responsabilité personnelle? Nous sympathisons avec les difficultés inhérentes d’essayer de développer une défense cohérente de la « brigade Yuri Andropov » dans le cadre programmatique du trotskysme, mais même nous avons été déçus. Nous avions attendu, d’une façon ou d’une autre, plus de vous.

Vous citez une phrase de notre lettre « Au plan plus général Andropov et les bureaucrates qu’il représente sont à l’oppose des buts pour lesquels Trotsky a luttés. » Nous aurions pensé que celle-ci était une formulation équitablement non-offensive pour les trotskystes. Léon Trotsky à travers sa vie a lutté pour la révolution prolétarienne internationale; Staline était le « fossoyeur » des révolutions.

Mais après avoir cité la phrase mentionnée ci-haute vous avez choisi de ne pas poursuivre cet argument davantage. Au contraire vous essayez de substituer une position que nous ne tenons pas qui, vous nous assurez, est seulement une « version plus poétique » de la même chose. Mais elle ne l’est pas. Nous repoussons la position erronée de la majorité Dobbs-Cannon du SWP en 1952-53 à laquelle vous essayez de nous coller (« le stalinisme est contre-révolutionnaire de fond en comble »). Nous repoussons l’adulation de Yuri Andropov pour la même raison—parce qu’elle nie le caractère contradictoire de la bureaucratie stalinienne et constitue donc un départ du trotskysme. Bien sûr, de votre point de vue la position a l’avantage d’être considérablement plus facile à contrer—un attribut qu’elle partage avec d’autres hommes de paille.

Si tout ce dont vous chercher est une interprétation plus lyrique de l’idée que nous avons essayé de transmettre, vous pouvez considérer le passage suivant par Trotsky:

« Le stalinisme est apparu non pas comme une excroissance organique du bolchévisme mais comme la négation de bolchévisme consommé dans le sang. Le processus de cette négation est reflété très graphiquement dans l’histoire du Comité central. Le stalinisme devait exterminer d’abord politiquement et ensuite physiquement les cadres principaux du bolchévisme afin de devenir ce qu’il est aujourd’hui: un appareil privilégié, un frein sur le progrès historique, une agence de l’impérialisme mondial. Le stalinisme et le bolchévisme sont les ennemis mortels ».
—« Une histoire graphique du bolchévisme », le 7 juin 1939 [notre traduction]

Pas simplement « contreposés », mais « ennemis mortels »! Il le dit donc si gentiment. Bien sûr en dépit de cette estimation Trotsky est resté, comme nous, un défenseur soviétique ferme. Les deux positions sont mutuellement exclusives seulement dans l’esprit de sycophantes staliniens. Sûrement nous pouvons consentir qu’ « au plan plus général » Glen Watts et Lane Kirkland sont contreposés aux militants combatifs dans leurs syndicats? N’est-il pas cependant facile d’imaginer des situations où nous nous trouvons dans un bloc militaire avec ces parasites traîtres? C’est la même chose avec Andropov.

Bien sûr la bureaucratie soviétique a une nature double. Mais votre réponse évite le point clef que nous avons fait dans notre lettre originale: « Vous ne pouvez pas défendre l’Union soviétique avec Yuri Andropov ». Vous affirmez que vous continuez à reconnaître le lien « inextricable » entre la défense militaire et la révolution politique en Union soviétique. Permettez-nous de vous référer encore une fois au camarade Trotsky:

« … je considère que Staline et l’oligarchie dirigée par lui est la source principale de danger contre l’URSS dans la situation internationale actuelle. Une lutte ouverte contre eux, en pleine vue de l’opinion publique, est inséparablement liée pour moi à la défense de l’URSS ».
—« Staline après l’expérience finnoise », le 13 mars 1940 [notre traduction]

Bien sûr, on ne peut pas éliminer d’avance la possibilité que vous soulevez qu’un Staline ou Andropov pourrait jeter leur sort avec celui du prolétariat insurgé au cours d’une révolution politique. (Nous imaginons qu’un tel développement est quelque peu moins vraisemblable que la perspective que vous vous déclarez pour la Tendance externe.) Évidemment, les éléments pro-impérialistes ouverts, comme Sakharov, sont encore moins probables de soutenir les ouvriers contre Andropov. Et pis? La nécessité pour une « lutte ouverte » contre l’oligarchie stalinienne n’est en aucun sens rendue caduque par ceci.

Quant à la joie hypothétique exprimée par les noirs de Washington en entendant parler de la venue de la brigade Yuri Andropov, auraient-ils été moins heureux par la venue d’une brigade John Brown, Frederick Douglass ou Léon Trotsky? En réalité, nous avons nos doutes quant au fait que « le peuple noir opprimé de Washington » ait réellement entendu parler de la brigade Yuri Andropov. Comment pouvaient-ils—la brigade n’était pas parmi les endosseurs de la manifestation? Si une section quelconque de la population noire de Washington s’est sentie joyeuse en entendant qu’un autobus de New York portant ce nom venait en ville, imaginons donc leur plaisir si la brigade Yuri Andropov ait osé avancer un peu plus loin que sa garde-robe et ait défilé le long de l’Avenue de Pennsylvanie devant la Maison Blanche tenant en haut les images de son homonyme! Mais en faisant ceci bien sûr votre semi-défense « semi-farceuse » aurait pu être écartée et vous ne seriez plus dirigeant d’une organisation trotskyste.

Nous ne pouvons qu’imaginer votre prochain « éclaircissement » bidon lancé à notre égard concernant un front uni avec le Kremlin pour la défense de l’Union soviétique ayant pour intention de distraire l’attention des lecteurs peu évolués de votre bulletin interne. (Justement pour être absolument clair, permettez-nous de vous assurer que nous sommes entièrement d’accord avec le point que fait Trotsky dans la citation donnée par vous.) Ou essayez-vous peut-être de suggérer qu’un défilé autour de Washington comme « brigade Yuri Andropov » constituerait, d’une façon ou d’une autre, un bloc militaire avec le Kremlin pour la défense de l’URSS? Si c’est ça que vous voulez dire, pourquoi ne pas le dire donc clairement?

Vous nommant la « brigade Yuri Andropov » était une erreur. Toute votre expérience politique très considérable aussi bien que les talents des marxistes compétents et dévouées qui produisent Workers Vanguard ne peuvent pas changer ceci. Si nous étions pour vous offrir un conseil ce serait celui-ci: n’essayez pas de défendre l’indéfendable, il ne peut produire que des mauvais résultats.

Pendant plusieurs décennies vous avez joué un rôle critique dans la conservation, la défense et même le développement du programme trotskyste. Mais vous n’avez pas acquis de cette façon des droits de propriété sur lui. L’adulation d’un bureaucrate stalinien ne peut aucunement être conciliée avec la fidélité au trotskysme en général ni le défensisme soviétique en particulier. Nous doutons que vous ayez même essayé ceci il y a dix ans.

Le fait que vous trouviez donc nécessaire d’adhérer à cette erreur, en effet le fait qu’elle ait pu se produire en premier lieu, est l’évidence que la direction de la Spartacist League, avec vous au sommet, a perdu ses pédales. Celui-ci peut seulement être un reflet de l’atrophie de confiance dans la possibilité d’un parti bolchévique de masse capable de diriger la prise de pouvoir par la classe ouvrière.

Il y a un rapport nécessaire et réciproque entre la perte du mordant communiste et la destruction de la démocratie interne dans une organisation révolutionnaire. Pour une tendance bolchévique, particulièrement un petit groupe de propagande dans les conditions de la démocratie bourgeoise, une vie interne vigoureuse et démocratique n’est pas une option désirable mais une nécessité vitale si l’organisation veut être capable de répondre efficacement aux développements changeants de la lutte de classe. Malheureusement la Spartacist League/Tendance spartaciste internationale n’est plus une organisation qui a une vie interne en bonne santé—un développement pour lequel vous plus que tout autre individu devez être tenu responsable.

Salutations bolchéviques,
Tendance externe de la Tendance spartaciste internationale