La continuité révolutionnaire et la scission dans la Quatrième Internationale
La lettre suivante [qui est parue originellement dans 1917, édition anglaise, nº 8, été 1990], traitant de la scission historique du mouvement trotskyste au début des années 1950, a été adressée au Gruppe IV. Internationale (GIVI) allemand. Comme la Tendance bolchévique, le GIVI a été fondé par des anciens cadres de la Tendance spartaciste internationale. La lettre fait réponse au GIVI au sujet de leur assimilation du Secrétariat international de la Quatrième Internationale (SI) révisionniste, dirigé par Michel Pablo et Ernest Mandel, aux forces s’appelant le Comité international de la Quatrième Internationale (CI), initié par le Socialist Workers Party (SWP) américain. La « réunification » en 1963 du SWP et du Secrétariat international de Pablo, donnant le jour au Secrétariat unifié, a été scellée par l’expulsion de la Revolutionary Tendency du SWP (ancêtre de la Spartacist League—SL). La RT s’est opposée à cette réunification et a défendu la scission originelle avec le courant de Pablo comme « essentielle à la préservation d’un mouvement révolutionnaire principiel ».
14 mars 1989
Camarades :
Nous avons étudié votre document, Continuité ou nouveau programme — une fausse alternative, et nous nous trouvons en vif désaccord avec votre conclusion que la scission de 1951-1953 a été au fond sans conséquences politiques. À notre avis, il y a là un recul par rapport à la tradition d’origine de nos deux organisations.
Commençons par dire que notre connaissance du travail politique des sections du CI en dehors de l’Amérique du nord pendant les années 1950 est limitée. Nous ne sommes pas impressionnés par ce que nous connaissons de leur activité, c’est le moins que l’on puisse dire. Nous sommes quelque peu mieux informés du bilan du Socialist Workers Party (SWP) américain de cette époque qui révèle un glissement continu vers la droite, y compris son appel à l’armée américaine impérialiste d’agir en tant qu’instrument de lutte contre le racisme.
Nous jugeons comme capital le document « Genèse du pablisme » [Spartacist nº 21, automne 1972], étude de la Spartacist League sur la crise du trotskysme d’après-guerre. Comme vous remarquez, ce document s’achève sur l’année 1954, et bien qu’il qualifie d’ « opportuniste archipabliste » le travail du groupement Healy au sein du Labour Party, il ne mentionne pas l’adaptation politique poltronne du CI à Messali Hadj en Algérie, ainsi qu’à Perón en Argentine, ni le désastre bolivien de 1952 et le rôle de la direction Cannon qui a couvert le « soutien critique » menchévique du POR [Partido obrero revolucionario] envers le régime bourgeois-nationaliste MNR [Movimiento nacionalista revolucionario]. Cette omission est particulièrement importante compte tenu de l’existence d’une tendance au sein du SWP à Los Angeles (le groupement Vern-Ryan) qui a critiqué ces actions à l’époque.
Nous sommes entièrement d’accord avec l’observation de la SL que la construction internationale d’un courant trotskyste authentique exige que l’on « compren[ne] les caractéristiques et les causes du révisionnisme pabliste ainsi que celles de la réponse défectueuse des antipablistes qui se sont battus, quoique trop peu et trop tard, et sur leur terrain national, en abandonnant dans la pratique le mouvement mondial ». Nous ne trouvons aucune excuse à la perspective nationale de repli sur soi de la direction Cannon, ni pour sa conception d’une « internationale » fédérée, ni pour son abstention de la critique de l’opportunisme de ses alliés. Nous ne nous sommes pas non plus d’accord avec la Politique militaire prolétarienne ou les positions prises sur la Yougoslavie et la Chine.
Cela dit, il est nécessaire de juger la totalité d’un courant politique, de tenir compte de son histoire et de la réalité sociale qu’il a confrontées. Le monde après la Deuxième Guerre mondiale ne se conformait pas en grande partie aux prévisions de Trotsky. Le SWP s’est trouvé isolé socialement avec des cadres vieillissants soumis aux pressions énormes de la chasse aux sorcières anticommuniste aux États-Unis. Manifestement il fut sérieusement désorienté par les évènements d’après-guerre et dans l’incapacité de les comprendre et de les traiter théoriquement. La direction Cannon partageait en grande partie, ou au moins tolérait passivement, l’impressionnisme de Pablo qui a mené inexorablement à la conclusion que beaucoup de leçons du « vieux trotskysme » n’avaient plus de rapport avec la« réalité du nouveau monde ». La preuve est le soutien du SWP aux décisions du Troisième Congrès mondial en 1951.
Toutefois, comme l’a révélé la confrontation avec Cochran, il serait erroné d’assimiler Cannon à Pablo. La direction du SWP, malgré son glissement, n’était pas composée de révisionnistes endurcis. Dès qu’elle s’est trouvée confrontée aux implications de la voie liquidatrice des pablistes sur son propre terrain, la direction Cannon a résisté. Nous prenons parti dans ce conflit, sans approuver la manière dont la lutte fut menée et en rejetant une bonne partie des arguments employés par la majorité — par exemple, la défense de Hansen de la proposition que le stalinisme est partout et toujours « contre-révolutionnaire de bout en bout ».
Bien que le sens de l’évolution des cochranistes ait été suffisamment clair au moment de leur suspension du SWP, il est devenu encore plus flagrant quand ils ont fondé leur propre groupe. Six mois après leur départ du SWP ils ont effrontément déclaré que dans la période d’après-guerre :
« … la capacité du trotskysme de créer un mouvement indépendant basé sur un programme validé de façon générale par les nouveaux développements révolutionnaires a visiblement été mise à l’épreuve… la vieille perspective trotskyste est devenue surannée. Comme avant la guerre, l’avant-garde cherche à réaliser ses aspirations révolutionnaires au sein des vieux partis, une situation qui ne laisse aucune place à une nouvelle organisation révolutionnaire de masse. Le mouvement trotskyste… est donc condamné à l’isolation perpétuelle. L’épreuve a été faite pendant toute une ère historique, dans des périodes non seulement de réaction mais aussi de révolution ; elle est donc décisive. »
— « Our orientation », reproduit dans International Secretariat Documents 1951-54, tome 4
Nous croyons que la direction du PCI [Parti communiste internationaliste] a eu raison de voter contre le document principal du leadership du SI lors du congrès de 1951. Le fait que le SWP n’ait pas soutenu cette action, et que la direction du PCI n’a pas mené la lutte jusqu’au bout, n’annule pas le fait qu’il y avait une différentiation politique importante sur un axe gauche-droite évident. Vous admettez que « dans le document Où va le camarade Pablo ? Favre et Bleibtreu en Juin 1951 tentèrent de défendre le trotskysme » mais vous concluez qu’ils ont « scellé leur destin » puisqu’ils ont « capitulé aux manœuvres bureaucratiques des pablistes au sein du PCI » et ont malheureusement abandonné leur opposition originelle pour accepter la position adoptée au Troisième Congrès mondial. Bien que cette manœuvre ait évidemment affaibli leur opposition politique à ce nouveau révisionnisme, il n’en reste pas moins vrai qu’ils ont continué à s’opposer à la direction Pablo et ses adhérents français. L’année suivante Bleibtreu a convenu avec Healy et un représentant de la section suisse de se charger au Quatrième Congrès mondial « de la défense du trotskysme contre le révisionnisme pabliste et de la lutte contre la liquidation de la Quatrième Inter-nationale » (International Committee Documents 1951-1954, tome 2). Apparemment, Cannon et la direction du SWP ont interrompu ce projet avec leur « Lettre ouverte » publiée le mois suivant.
Il est approprié de souligner les contradictions et les faiblesses du PCI et du SWP, ainsi que la manière passive et insuffisante avec laquelle ils ont mené la lutte contre la direction pabliste. « Genèse du pablisme » en est certainement critique :
« Malgré tous les mythes prétendant le contraire, le PCI et le SWP ont réagi avec beaucoup d’indécision quand le révisionnisme s’est manifesté à la tête de la Quatrième Internationale. Ce n’est que lorsqu’il fallut qu’ils l’appliquent dans leurs propres sections qu’ils rechignèrent. Ces deux groupes se sont compromis en acceptant la politique de Pablo, quoique avec réticence (combinée dans le cas du PCI à une résistance sporadique), jusqu’à ce que les conséquences organisationnelles suicidaires pour leur section les poussent à se battre férocement. Tous les deux ont abdiqué et n’ont engagé le combat contre le révisionnisme dans aucune des instances et aucune des sections de la Quatrième Internationale… Dès sa fondation, le CI n’était qu’une tendance internationale de papier, composée de groupes dans lesquels les ailes pro-pablistes avaient déjà scissionné des orthodoxes. »
Vous observez que « la bonne impulsion politique de combattre le pablisme qui avait pris racine au sein de quelques composants du CI était tiède quant au programme et un désastre quant à sa pratique politique ». Effectivement, mais bien que la lutte contre le pablisme aie été profondément défectueuse, elle n’a pas été sans substance politique. Les sujets abordés dans la Lettre ouverte du SWP (le soulèvement en Allemagne de l’Est et la grève générale française) n’ont pas été sans importance. Il est donc faux d’assimiler les positions adoptées par les sections du SI sur ces questions à celles des pablistes. Comme dans la lutte contre Cochran, en dépit de nos critiques de Cannon et compagnie, nous nions la position qui voudrait qu’il s’agisse dans les deux cas de positions révisionnistes « complémentaires » et qualitativement similaires. C’est pourquoi la trajectoire vers la « réunification » avec les pablistes sur la base d’une capitulation commune devant le castrisme a été un développement important, validant la consolidation irréversible dans le révisionnisme de la direction du SWP, tout en mettant au monde la Revolutionary Tendency (RT).
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Nous considérons comme partiale votre notion de « continuité ». Vous suggérez que « les promoteurs de “la continuité” » la voient comme « un développement ininterrompu du trotskysme ». Il serait facile d’argumenter contre cette position, mais c’est une simplification qui brouille la distinction cruciale entre le « développement » du trotskysme et sa défense — même si elle est partielle et insuffisante. Nous n’estimons pas que « la continuité » soit une sorte d’imposition de mains garantissant la succession apostolique du trotskysme authentique. Elle n’est pas non plus une simple répétition des réponses aux problèmes d’hier face aux nouvelles questions survenant aujourd’hui.
La lutte contre le pablisme au sein du SWP a signifié que, à la différence de la formation cochraniste, ce dernier aurait été capable de se régénérer politiquement. Ceci est confirmé par le fait que la ligne de démarcation politique de 1951-53 a été un point de départ pour la RT dans le SWP huit ans plus tard, quand ce dernier s’est finalement réuni avec la direction du SI. Dans une certaine mesure la RT/SL a représenté un développement positif du trotskysme après Trotsky—ce que l’on ne pourrait pas dire de n’importe quel autre courant international. Mais elle fut fondée sur des luttes préalables, y compris celle, défectueuse il est vrai, contre le pablisme au début des années 1950.
Il est abstraitement possible qu’un véritable courant prolétarien révolutionnaire puisse surgir sur une partie du globe et développer seul les positions programmatiques essentielles du trotskysme et les appliquer à des problèmes difficiles comme l’interpénétration des peuples en Palestine/Israël, le front populaire, l’oppression spéciale, la genèse de Cuba et les autres États ouvriers déformés, sans jamais apprendre l’existence de la Tendance spartaciste ou de la RT ou du SI ou même de Trotsky.
Mais la vérité est que le programme de la RT n’a pas connu d’émules, à notre connaissance, au sein de n’importe quel autre groupement prétendument trotskyste au niveau international. Il n’y a pas eu non plus d’approximation spontanée du programme marxiste révolutionnaire développé par la RT/SL chez les myriades de courants mis au monde par le mouvement Nouvelle gauche/maoïste.
C’est dans cette optique que la question de continuité a du sens. Il s’agit de savoir comment les révolutionnaires auraient dû agir face aux problèmes difficiles créés par la lutte de classe internationale. Ce n’était pas un hasard que la RT se soit développée dans le SWP et non pas, par exemple, dans l’organisation de Livio Maitan en Italie au début des années 1960. Dans son document fondateur de 1962 « En défense d’une perspective révolutionnaire », la RT s’est présentée comme l’héritier de la lutte contre le pablisme commencée en 1953 :
« En 1953, notre parti, dans la “Lettre ouverte” publiée dans le Militant (11/11/53), a déclaré que “la ligne de démarcation entre le révisionnisme de Pablo et le trotskysme orthodoxe est si prononcée qu’aucun compromis politique ou organisationnel n’est possible.” L’évaluation politique du pablisme comme révisionnisme est aussi juste aujourd’hui qu’elle l’était alors et doit être la base pour une approche trotskyste à cette tendance politique. »
Le document fondateur de la RT affirme que « la direction du SWP a adopté la position théorique centrale du révisionnisme pabliste ». Dès le départ la RT avait été critique de la conduite de la lutte du CI contre les pablistes aussi bien que des tergiversations et de l’exceptionnalisme américain du SWP. Mais elle défendait la déclaration tardive du SWP sur son intention de « mener à bien sur l’échelle mondiale un combat politique contre le pablisme afin de maintenir sa perspective révolutionnaire».
Tout en défendant la lutte contre le pablisme au sein du SWP en 1953, la RT n’a pas adopté la position que le CI représentait la simple continuité directe de la Quatrième Internationale. Effectivement, le groupement spartaciste a dû se battre pour rétablir la continuité politique révolutionnaire. Dans sa résolution sur le mouvement mondial présentée au congrès du SWP en 1963 contre le document de la majorité poussant à la « réunification » avec le SI, la RT a remarqué « la disparition de la Quatrième Internationale en tant que structure significative » tout en soutenant justement que la réunification avec les pablistes représentait « un pas de recul par rapport à, et non pas un pas envers, la véritable renaissance de la Quatrième Internationale ».
Lors du congrès de Londres en 1966 le groupe spartaciste a déclaré que « l’opposition au pablisme au sein du mouvement est provenue d’une fausse “orthodoxie” représentée jusqu’à ces dernières années par l’exemple de Cannon ». Robertson a ajouté :
« Après 1950, le pablisme a dominé la QI ; c’était seulement lorsque les fruits du pablisme étaient devenus évidents qu’une section de la QI a rechigné. À notre avis, le mouvement “orthodoxe” a toujours à traiter des nouveaux problèmes théoriques qui lui ont rendu susceptible au pablisme entre 1943 et 1950 et qui ont provoqué une scission partiale et floue entre 1952 et 1954. »
Nous considérons que notre but reste, en premier lieu, de préserver l’héritage politique précieux de la RT et de la SL révolutionnaire face à la glissade irréversible de son leadership vers le banditisme politique. Bien entendu nous ne prétendons pas qu’uniquement les groupements provenant de la RT/SL puissent être révolutionnaires, mais nous sommes persuadés en effet que tout révolutionnaire en puissance qui étudie l’histoire du mouvement trotskyste doit conclure qu’en ce qui concerne le programme, la tradition de la RT/SL, et elle seule, représente la continuité authentique de l’Opposition de gauche et de la Quatrième Internationale sous Trotsky. Et cette continuité elle-même a une histoire qui passe par la scission « floue » et « partiale » qui donna le jour à la « tendance internationale de papier » qui était le CI.
Votre attitude vis-à-vis de la tradition de la RT/SL nous semble ambiguë. D’un côté il semble que vous trouviez insoutenable dans notre déclaration du premier numéro du Bulletin of the External Tendency of the iSt notre intention d’ « incarner le spartacisme orthodoxe » ; d’ailleurs, vous décrivez notre position sur la scission de 1951-53 comme étant un « vice héréditaire ». D’un autre côté vous prenez « en considération l’héritage révolutionnaire de… l’iSt » en vous y identifiant mollement. Vous pensez que l’iSt demeure révolutionnaire, mais bien qu’elle soit à peu près cinquante fois plus grande que votre organisation, vous ne proposez pas l’unification. Il nous semble qu’il s’agit ici d’un genre curieux d’indifférentisme sur la question de la continuité révolutionnaire. Cette impression est renforcée par votre assertion que votre appréciation :
« des points de coupure dans le développement du trotskysme n’exprime aucunement la neutralité ou l’agnosticisme, mais évite au contraire l’effet “machine à remonter le temps” : Comment aurions-nous agit si… ? Cette méthode n’est pas opérationnelle. »
Nous ne percevons pas l’utilité d’ « éviter » les problèmes posés par l’effondrement organisationnel du mouvement trotskyste. Ce qui ne nous paraît « pas opérationnelle » ici est votre prétention de ne pas être agnostique ou neutre, du moins vis-à-vis de la scission CI-SI. Si en effet les deux camps dans le combat de 1951-53 représentaient deux formes complémentaires du révisionnisme (ou bien deux « équivalents centristes »), vous devez être neutres envers la brouille comme nous le sommes, par exemple, à l’égard de la fracture du bloc lambertiste/moreniste d’il y a quelques années.
Salutations fraternelles,
Tendance bolchévique