Spartacistes et social-impérialisme
Haïti, le Liban et la LCI
A la suite du séisme dévastateur qui a frappé Haïti en janvier, la Spartacist League/U.S. (SL—section principale de la Ligue communiste internationale [LCI], dont la Ligue trotskyste de France [LTF] est la section française) a critiqué ceux qui se sont opposés à la présence des troupes impérialistes dans ce pays appauvri. Le fond de l’argument de la SL, carrément en contradiction avec la tradition trotskyste qu’il prétend continuer, est contenu dans le passage suivant : « il n’y a pas aujourd’hui d’alternative favorable pour Haïti. L’armée des Etats-Unis est la seule force sur le terrain qui a la capacité (camions, avions, bateaux…) d’organiser le transport du peu de nourriture, d’eau, de matériel médical et autres qui arrivent jusqu’à la population d’Haïti » (Workers Vanguard [WV] n° 951, 29 janvier 2010 ; reproduit dans le Bolchévik n° 191, mars 2010).
Comme nous l’avons noté dans une déclaration du 9 février :
« Mais ce n’est un secret pour personne que les “camions, avions, bateaux” de l’occupation militaire US ne sont pas destinés à l’approvisionnement du “peu d’aide que les masses haïtiennes désespérées peuvent recevoir”. En réalité, les forces impérialistes bloquent la distribution de secours et d’aide, dont la majorité est fournie par des organisations d’aide comme la Croix-Rouge et Médecins sans frontières. Le but de l’armée US est de “sécuriser” le pays — son rôle dans l’apport d’aide n’est essentiellement qu’un camouflage.
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« Les marxistes ne demandent ni le départ des organisations de secours ni le refus de toute aide envoyée par les impérialistes. Nous appelons au retrait sans condition de toutes les troupes impérialistes, qui sont au service des oppresseurs et non pas des opprimés et n’aideront en aucun cas le peuple haïtien. Les trotskystes ont toujours tenu cette position face à toutes sortes de faux socialistes, qui affirment qu’il est plus “pratique” et “réaliste” de mendier ou de chercher à faire pression sur les impérialistes pour qu’ils agissent d’une manière humaine et constructive. »
— « Troupes impérialistes hors d’Haïti ! », reproduit en 1917, édition anglaise, n° 32, 2010
L’Internationalist Group, qui, comme la TBI, a été fondé par d’ex-cadres spartacistes, a lui aussi reconnu la position social-impérialiste de la LCI :
« Voici donc la SL qui déclare d’abord s’être opposée à l’occupation US/ONU dans le passé et qu’elle le fera peut-être encore dans l’avenir. Mais elle ne s’y oppose pas maintenant ! Et c’est maintenant que les troupes arrivent. WV nous dénonce pour avoir appelé au départ des troupes US/ONU, et quand elle dit que la machine militaire est indispensable à l’apport d’aide, la signification en est qu’elle veut que les troupes restent, y compris avec leur “grossière manière impérialiste”. La vérité c’est que la Spartacist League soutient l’occupation impérialiste. »
— « La Spartacist League appuie l’invasion impérialiste US d’Haïti », 30 janvier 2010
Durant presque trois mois après le séisme, la LCI a défendu son soutien initial à l’occupation impérialiste d’Haïti. Puis, le 27 avril, le groupe a publié une autocritique qualifiant sa position de trahison social-impérialiste comparable au « 4 août 1914, quand les sociaux-démocrates avaient voté les crédits de guerre du gouvernement impérialiste allemand au début de la Première Guerre mondiale » (« Une capitulation devant l’impérialisme US »). La déclaration de la LCI a renoncé non seulement à sa capitulation pro-impérialiste mais aussi à ses tentatives d’en éluder la responsabilité :
« James P. Cannon, le fondateur du trotskysme américain, avait condamné ce genre de malhonnêteté. Evoquant une situation où le SWP, le parti trotskyste, avait dû reconnaître des erreurs lors de son congrès de 1954, Cannon faisait remarquer : “Vous savez, les staliniens font plus de changements, et des changements plus rapides et plus drastiques, que tout autre parti dans l’histoire. Mais ils ne disent jamais : ‘Nous avons fait une erreur.’ Ils disent toujours : ‘La situation a changé.’ Nous devons être plus précis et plus honnêtes.” »
La LCI avoue avoir commis une grave erreur. Mais ce qui manque c’est une tentative sérieuse d’expliquer comment elle avait pu adopter une telle position ouvertement pro-impérialiste en premier lieu et pourquoi celle-ci n’a pas rencontré immédiatement une opposition interne acharnée. Il n’y a pas non plus de réelle volonté d’expliquer comment, après trois mois de défense d’une ligne pro-impérialiste, la LCI a tout à coup pris conscience que : « Dès le début, la seule position révolutionnaire internationaliste était d’exiger le retrait d’Haïti de toutes les troupes des Etats-Unis et de l’ONU ! »
Dans la répudiation de sa position social-impérialiste la LCI note que : « Ces articles [dans WV nos° 951, 952, 953, 955] ont justifié la présence des troupes impérialistes américaines en la présentant comme essentielle pour fournir une aide humanitaire, et ont de plus polémiqué contre la position de principe correcte qui était d’exiger le retrait immédiat de ces troupes. » Bien que les polémiques de la LCI aient ciblé à la fois la TBI et l’IG, seul ce dernier est cité dans la répudiation.
L’IG a justement observé que la déviation social-impérialiste de la SL sur Haïti « n’est pas tombée du ciel ». Une tendance analogue était évidente dans l’incapacité initiale en septembre 2001 du Bureau politique de la SL de distinguer entre le Pentagone et le World Trade Center comme cibles d’attaque. C’est seulement après avoir demandé des explications sur cette capitulation que la SL a déclaré que le Pentagone, à la différence du World Trade Center, était en fait « une vraie cible militaire, qui représente les attaques de l’impérialisme US contre la classe ouvrière et les opprimés du monde » (WV, n° 766, 12 octobre 2001).
Le rejet par la SL du défaitisme envers les forces US en Afghanistan en 2001, cité par l’IG, peut lui aussi être considéré comme un précédent de la capitulation sur Haïti. Suite au succès initial des impérialistes à disperser les talibans, la direction impressionniste de la SL a fait écho au triomphalisme de la bourgeoisie américaine en déclarant que « l’appel à une défaite militaire US est, pour le moment, illusoire et n’est que du vent et de belles phrases “révolutionnaires” » (WV, n° 768, 9 novembre 2001). Neuf ans plus tard, le conflit s’éternisant et des sentiments défaitistes s’exprimant même au sein des échelons les plus élevés de l’armée américaine, l’orientation de la LCI en 2001 est démasquée comme du pessimisme historique se faisant passer pour le réalisme.
Dans un discours public donné la semaine même où WV déclarait invincible l’impérialisme US, nous mettions en avant une perspective différente :
« La stratégie des talibans implique apparemment la prolongation du conflit pendant assez longtemps et la mort de suffisamment de soldats américains pour obliger les Etats-Unis à se retirer. Voilà la leçon qu’ils ont tirée du retrait précipité du Liban par Reagan à la suite de la démolition en 1983 d’une caserne de Marines, et du désengagement de Clinton en Somalie une décennie plus tard lorsque 18 soldats US furent tués au cours d’un échange de feu avec les troupes d’un seigneur de guerre local. »
— « La voie sanglante de l’impérialisme », 1917, édition anglaise, n° 24, 2002
Bien que les leaders de l’IG identifient correctement ces dérives dans la dégénérescence de la SL, ils refusent de reconnaitre le rapport entre la déviation sur Haïti et les erreurs semblables survenues avant leur expulsion en 1996. En 1983, quand une bombe dissimulée dans un camion par le groupe Jihad islamique a rasé une caserne de Marines US au Liban, Workers Vanguard, édité alors par le leader de l’IG Jan Norden, exigeait « Marines hors du Liban, maintenant, vivants ! », c’est-à-dire le sauvetage des rescapés. La position « Marines vivants ! » hante toujours la SL/LCI ainsi que l’IG.
Le 8 janvier 2009, nous avons envoyé à la LTF la lettre suivante concernant la capitulation honteuse de la SL sur le Liban. La LTF n’y a pas encore répondu. Malgré la reconnaissance de sa capitulation pro-impérialiste sur Haïti, la LCI continue à défendre une déviation parallèle sur la question des Marines US en 1983.
Le texte suivant a été corrigé pour la syntaxe.
Camarades,
Dans le Bolchévik n° 186 [décembre 2008] vous donnez réponse au courrier d’un lecteur qui vous félicite pour votre nouvelle position sur les postes exécutifs (voir notre critique de cette position, « Of Presidents & Principles », dans 1917, édition anglaise, n° 30 [2008]). Vous citez le Bolchévik n° 183 [mars 2008] dans lequel vous écrivez : « la BT [TBI] obscurcit volontairement le gouffre qui sépare les soldats, qui sont utilisés comme chair à canon dans les guerres des capitalistes, et les flics qui s’engagent pour casser des grèves et les os des jeunes d’origine immigrée. »
Tout en rappelant l’axiome marxiste que « l’armée, avec la police, les matons, les juges, représentent l’Etat bourgeois », votre réponse veut suggérer qu’il y ait une sorte de distinction qualitative entre les membres d’une armée professionnelle et la police :
« La police est pour le maintien de l’ordre intérieur, en clair la répression de la classe ouvrière et des minorités. Ceux qui s’y engagent le savent parfaitement. L’armée est officiellement pour “la défense de la patrie” ou “la défense de la nation”, ce qui explique qu’une armée peut être une armée de conscription, mais qu’il n’y a pas de “police de conscription”. C’est cette différence qui fait que des contradictions peuvent apparaître au sein de l’armée, y compris d’une armée professionnelle, entre les officiers (qui savent clairement qu’ils peuvent aussi être appelés à maintenir l’ordre intérieur) et les soldats. On peut résumer cette différence dans le fait que le travail des soldats est de tuer et d’être tués alors que le travail des flics est de ne pas être tués. »
— Le Bolchévik n° 186 [décembre 2008]
Vous ajoutez que la « conscription économique » attire des jeunes d’origine immigrée dans l’armée plutôt que dans la police.
Il est évident qu’il y a des différences entre la base d’une armée de conscription (et, à un moindre degré, d’une armée professionnelle) d’un côté, et les officiers et les flics de l’autre. Dans une situation révolutionnaire, ces distinctions peuvent contribuer à créer une scission au sein de l’appareil répressif de l’État. Gagner la base d’une armée de conscription est particulièrement important pour le succès d’une révolution.
Pourtant, les léninistes ne font une distinction qualitative ni entre les composants exécutif et législatif de l’État bourgeois ni entre ses ailes policière et militaire. Votre affirmation que les flics sont embauchés pour « ne pas être tués » en contraste avec les soldats masque l’identité fondamentale des « détachements spéciaux d’hommes armés » de la bourgeoisie. En faisant une distinction qualitative là où il n’y en a pas, vous essayez de cacher des impulsions opportunistes derrière la scolastique sectaire.
En octobre 1983, quand des militants islamistes ont tué 240 Marines américains (et 58 parachutistes français) à Beyrouth, vos camarades américains ont demandé : « Marines hors du Liban, maintenant, vivants ! » (Comme nous l’avons observé à l’époque, la direction new-yorkaise de la Tendance spartaciste n’a pas voulu sauver la vie des gendarmes coloniaux de la France.) En critiquant cet honteux appel, nous avons remarqué :
« Les flics sont les détachements d’hommes légèrement armés qui sont formés et payés pour protéger la propriété capitaliste ici. Les Marines sont les soldats coloniaux plus fortement armés qui sont déployés surtout pour protéger la propriété capitaliste américaine à l’étranger. Avec l’armée régulière, ils constituent pour les capitalistes une dernière ligne de défense contre la classe ouvrière à l’intérieur du pays. »
— Trotskyist Bulletin n° 2, décembre 1984
Avant l’attentat, la Spartacist League elle-même a pu reconnaître le rôle des Marines :
« Ce sont les bouchers impérialistes les plus notoires du monde. Ils ont le sang des millions de travailleurs sur les mains, de l’Indochine au Maghreb. Les mots seuls sont synonymes de la suppression sanglante de la révolte coloniale… »
— Workers Vanguard n° 312, 3 septembre 1982
Lorsqu’elle était encore une organisation révolutionnaire, la Tendance spartaciste a observé :
« D’un point de vue programmatique, une armée composée des volontaires doit être analysée comme l’est la police. Ce n’est pas dans l’intérêt des travailleurs de soutenir les revendications économiques et la syndicalisation des volontaires afin d’améliorer leurs conditions de vie. Tout en rejetant la perspective de la “démocratisation” de l’armée professionnelle, nous nous opposons à des manifestations de discrimination raciale et sexuelle…
« Notre attitude politique envers une armée professionnelle aux USA ne différerait de notre attitude envers les flics que dans une situation prérévolutionnaire. »
— Young Spartacus n° 53, avril 1977
Votre révision de la tradition spartaciste n’ajoute qu’une confusion supplémentaire sur la notion de l’État. Une organisation qui veut sauver la vie des « bouchers impérialistes les plus notoires du monde » ne peut qu’embrouiller la notion marxiste sur le rôle de l’État.
Salutations léninistes,
Josh Decker,
pour la Tendance bolchévique internationale